Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/145

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et je l’obligeai à se tenir immobile (car, en plus d’une semaine, il ne souffla d’autre vent que celui du nord). Une autre fois, elle m’ordonna d’aller prendre et peser les antiques pierres des formidables taureaux de Guisando[1], entreprise plus faite pour un portefaix que pour un chevalier. Une autre fois encore, elle me commanda de me précipiter dans la caverne de Cabra, péril inouï, épouvantable ! et de lui rapporter une relation détaillée de ce que renferme cet obscur et profond abîme[2]. J’arrêtai le mouvement de la Giralda, je pesai les taureaux de Guisando, je me précipitai dans la caverne, et mis au jour tout ce que cachait son obscurité ; et pourtant mes espérances n’en furent pas moins mortes, ses exigences et ses dédains pas moins vivants. À la fin, elle m’a dernièrement ordonné de parcourir toutes les provinces d’Espagne, pour faire confesser à tous les chevaliers errants qui vaguent par ce royaume qu’elle est la plus belle de toutes les belles qui vivent actuellement, et que je suis le plus vaillant et le plus amoureux chevalier du monde. Dans cette entreprise, j’ai couru déjà la moitié de l’Espagne, et j’y ai vaincu bon

    drale de Séville. Son nom vient de girar, tourner. Cette statue a quatorze pieds de haut, et pèse trente-six quintaux. Elle tient dans la main gauche une palme triomphale, et dans la droite un drapeau qui indique la direction du vent. C’est en 1568 qu’elle fut élevée au sommet de la tour, ancien observatoire des Arabes, devenue clocher de la cathédrale lors de la conquête de saint Ferdinand, en 1248.

  1. On appelle los Toros de Guisando, quatre blocs de pierre grise, à peu près informes, qui se trouvent au milieu d’une vigne appartenant au couvent des Hiéronymites de Guisando, dans la province d’Avila. Ces blocs, qui sont côte à côte, et tournés au couchant, ont douze à treize palmes de long, huit de haut et quatre d’épaisseur. Les taureaux de Guisando sont célèbres dans l’histoire d’Espagne, parce que c’est là que fut conclu le traité dans lequel Henri IV, après sa déposition par les cortès d’Avila, reconnut pour héritière du trône sa sœur Isabelle la Catholique, à l’exclusion de sa fille Jeanne, appelée la Beltrañeja.

    On rencontre, dans plusieurs autres endroits de l’Espagne, à Ségovie, à Toro, à Ledesma, à Baños, à Torralva, d’autres blocs de pierre, qui représentent grossièrement des taureaux ou des sangliers. Quelques-uns supposent que ces anciens monuments sont l’œuvre des Carthaginois ; mais les érudits ont fait de vains efforts pour en découvrir l’origine.

  2. À l’un des sommets de la Sierra de Cabrera, dans la province de Cordoue, est une ouverture, peut-être le cratère d’un volcan éteint, que les gens du pays appellent Bouche de l’Enfer. En 1683, quelqu’un y descendit, soutenu par des cordes, pour en retirer le cadavre d’un homme assassiné. On a conjecturé, d’après sa relation, que la caverne de Cabra doit avoir cent quarante-trois aunes (varas) de profondeur.