Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/146

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nombre de chevaliers qui avaient osé me contredire ; mais l’exploit dont je m’enorgueillis par-dessus tout, c’est d’avoir vaincu en combat singulier ce fameux chevalier Don Quichotte de la Manche, et de lui avoir fait avouer que ma Cassildée de Vandalie est plus belle que sa Dulcinée du Toboso. Par cette seule victoire, je compte avoir vaincu tous les chevaliers du monde, car ce Don Quichotte, dont je parle, les a vaincus tous, et, puisqu’à mon tour je l’ai vaincu, sa gloire, sa renommée, son honneur ont passé en ma possession, comme a dit le poëte : « Le vainqueur acquiert d’autant plus de gloire que le vaincu a plus de célébrité[1]. » Ainsi donc, c’est pour mon propre compte, et comme m’appartenant, que courent de bouche en bouche les innombrables exploits du susdit Don Quichotte. »

Don Quichotte resta stupéfait d’entendre ainsi parler le chevalier du Bocage, et fut mille fois sur le point de lui donner le démenti de ses paroles. Il eut même un tu en as menti sur le bout de la langue ; mais il se contint du mieux qu’il put, afin de lui faire confesser son mensonge de sa propre bouche. Il lui dit donc avec beaucoup de calme : « Que votre grâce, seigneur chevalier, ait vaincu la plupart des chevaliers errants d’Espagne, et même du monde entier, à cela je n’ai rien à dire ; mais que vous ayez vaincu Don Quichotte de la Manche, c’est là ce que je mets en doute. Il pourrait se faire que ce fût un autre qui lui ressemblât, bien que cependant peu de gens lui ressemblent. — Comment, non ! répliqua le chevalier du Bocage ; par le ciel qui nous couvre ! j’ai combattu contre Don Quichotte, je l’ai vaincu, je l’ai fait rendre à merci. C’est un homme haut de taille, sec de visage, long de membres, ayant le teint jaune, les cheveux grisonnants, le nez aquilin et un peu courbe, les moustaches grandes, noires et tombantes. Il fait la guerre sous le nom de chevalier de la Triste-Figure, et mène pour écuyer un paysan qui s’appelle Sancho Panza. Il presse les flancs et dirige le frein d’un fameux cour-

  1. Les deux vers cités par Cervantès sont empruntés, quoiqu’avec une légère altération, au poëme de la Araucana de Alonzo de Ercilla :

    Pues no es el vencedor mas estimado
    De aquello en que el vencido es reputado.

    L’archiprêtre de Hita avait dit, au quatorzième siècle :

    El vencedor ha honra del precio del vencido,
    Su loor es atanto cuanto es el debatido.