Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/239

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tenant si j’ai bien travaillé, et si un tel livre doit être utile au monde ! »

Sancho avait écouté très-attentivement le récit du cousin : « Dites-moi, seigneur, lui dit-il, et que Dieu vous donne bonne chance dans l’impression de vos livres ! sauriez-vous me dire… Oh ! oui, vous le saurez, puisque vous savez tout, qui fut le premier qui s’est gratté la tête ? il m’est avis que ce dut être notre père Adam. — Ce doit l’être en effet, répondit le cousin, car il est hors de doute qu’Adam avait une tête et des cheveux. Dans ce cas, et puisqu’il était le premier homme du monde, il devait bien se gratter quelquefois. — C’est ce que je crois aussi, répliqua Sancho. Mais dites-moi maintenant, qui fut le premier sauteur et voltigeur du monde ? — En vérité, frère, répondit le cousin, je ne saurais trop décider la chose, quant à présent et avant de l’étudier ; mais je l’étudierai dès que je serai de retour où sont mes livres, et je vous satisferai la première fois que nous nous verrons, car j’espère que celle-ci ne sera pas la dernière. — Eh bien ! Seigneur, répliqua Sancho, ne vous mettez pas en peine de cela, car je viens maintenant de trouver ce que je vous demandais. Sachez que le premier voltigeur du monde fut Lucifer, quand on le précipita du ciel, car il tomba en voltigeant jusqu’au fond des abîmes. — Pardieu, vous avez raison, mon ami, » dit le cousin ; et Don Quichotte ajouta : « Cette question et cette réponse ne sont pas de toi, Sancho ; tu les avais entendu dire à quelqu’un. — Taisez-vous, seigneur, repartit Sancho ; en bonne foi, si je me mets à demander et à répondre, je n’aurai pas fini d’ici à demain. Croyez-vous que, pour demander des niaiseries et répondre des bêtises, j’aie besoin d’aller chercher l’aide de mes voisins ? — Tu as dit plus long que tu n’en sais, reprit Don Quichotte ; car il y a des gens qui se tourmentent pour savoir et vérifier des choses, lesquelles, une fois sues et vérifiées, ne font pas le profit d’une obole à l’intelligence et à la mémoire. »

Ce fut dans ces entretiens et d’autres non moins agréables, qu’ils passèrent ce jour-là. La nuit venue, ils se gîtèrent dans un petit village, où le cousin dit à Don Quichotte que, de là jusqu’à la caverne de Montésinos, il n’y avait pas plus de deux lieues ; qu’ainsi, s’il était bien résolu à y pénétrer, il n’avait qu’à se munir de cordes pour s’attacher et se faire descendre dans ses profondeurs. Don Quichotte répondit que, dût-il arriver jusqu’aux abîmes de l’enfer, il voulait en voir le fond. Ils achetèrent donc environ cent brasses de corde, et le lendemain, vers les deux heures, ils arrivèrent à la caverne, dont la bouche est large et spacieuse, mais remplie d’aubépines, de figuiers sauvages, de ronces et de brous-