Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/26

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ser Amadis, je pourrais peindre et décrire tous les chevaliers que mentionnent les histoires du monde entier, car, par la conviction où je suis qu’ils furent, tels que le racontent leurs histoires, par les exploits qu’ils firent et le caractère qu’ils eurent, on peut, en bonne philosophie, déduire quels furent leurs traits, leur stature et la couleur de leur teint. — Quelle taille semble-t-il à votre grâce, mon seigneur Don Quichotte, demanda le barbier, que devait avoir le géant Morgant ? — En fait de géant, répondit Don Quichotte, les opinions sont partagées sur la question de savoir s’il y en eut ou non dans le monde. Mais la sainte Écriture, qui ne peut manquer d’un atome à la vérité, nous prouve qu’il y en eut, lorsqu’elle nous raconte l’histoire de cet énorme Philistin, Goliath, qui avait sept coudées et demie de haut[1], ce qui est une grandeur démesurée. On a également trouvé, dans l’île de Sicile, des os de jambes et d’épaules dont la longueur prouve qu’ils appartenaient à des géants aussi hauts que de hautes tours. C’est une vérité que démontre la géométrie. Toutefois, je ne saurais trop dire avec certitude quelle fut la taille du géant Morgant ; mais j’imagine qu’elle n’était pas très-grande, et ce qui me fait pencher pour cet avis, c’est que je trouve, dans l’histoire qui fait une mention particulière de ses prouesses[2], qu’il dormait très-souvent sous l’abri d’un toit ; et puisqu’il trouvait des maisons capables de le contenir, il est clair que sa taille n’était pas démesurée. — Rien de plus juste, » reprit le curé ; lequel, prenant plaisir à lui entendre dire de si grandes extravagances, lui demanda quelle idée il se faisait des visages de Renaud de Montauban, de Roland et des autres douze pairs de France, qui tous avaient été chevaliers errants ? — De Renaud, répondit Don Quichotte, j’oserais dire qu’il avait la face large, le teint vermeil, les yeux à fleur de tête et toujours en mouvement ; qu’il était extrêmement chatouilleux et colérique, ami des larrons et des hommes perdus. Quant à Roland, ou Rotoland, ou Orland (car les histoires lui donnent tous ces noms), je suis d’avis, ou plutôt j’affirme qu’il fut de moyenne stature, large des épaules, un peu cagneux des genoux, le teint brun, la

  1. L’Écriture ne le fait pas si grand. Egressus est vir spurius de castris Philistinorum, nomine Goliath de Geth, altitudinis sex cubitorum et palmi. (Rois, liv. I, chap. xvii.)
  2. C’est le poëme italien Morgante maggiore, de Luigi Pulci. Ce poëme fut traduit librement en espagnol, par Geronimo Anner. Séville, 1550 et 1552.