Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/268

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et je n’ai pas de quoi en acheter d’autres. Pour cette raison, aussi bien que pour me donner de l’air, je marche comme vous voyez jusqu’à ce que je rejoigne des compagnies d’infanterie qui sont à douze lieues d’ici, et dans lesquelles je m’engagerai. Je ne manquerai pas alors d’équipages pour cheminer jusqu’au point d’embarquement qu’on dit être Carthagène ; j’aime mieux avoir le roi pour maître et seigneur, et le servir à la guerre, que de servir quelque ladre à la cour. — Mais votre grâce a-t-elle du moins une haute paie[1] ? demanda le cousin. — Ah ! répondit ce jeune homme, si j’avais servi quelque grand d’Espagne ou quelque personnage important, à coup sûr elle ne me manquerait pas. Voilà ce que c’est que de servir en bonne condition ; de la table des pages, on devient enseigne ou capitaine, ou l’on attrape quelque bonne pension. Mais moi, pauvre malheureux, je n’ai jamais servi que des solliciteurs de places, des gens de rien, venus on ne sait d’où, qui mettent leurs valets à la portion congrue, si maigre et si mince, que, pour payer l’empois d’un collet il faut dépenser la moitié de ses gages. On tiendrait vraiment à miracle qu’un page d’aventure attrapât la moindre fortune. — Mais, par votre vie, dites-moi, mon ami, demanda Don Quichotte, est-il possible que, pendant les années que vous avez servi, vous n’ayez pu seulement attraper quelque livrée ? — On m’en a donné deux, répondit le page ; mais, de même qu’à celui qui quitte un couvent avant d’y faire profession, on ôte la robe et le capuce pour lui rendre ses habits, de même mes maîtres me rendaient les miens, dès qu’ils avaient fini les affaires qui les appelaient à la cour, et reprenaient les livrées qu’ils ne m’avaient données que par ostentation. — Notable vilenie ! s’écria Don Quichotte. Mais toutefois félicitez-vous d’avoir quitté la cour avec une aussi bonne intention que celle qui vous pousse. Il n’y a rien en effet sur la terre de plus honorable et de plus profitable à la fois que de servir Dieu d’abord, puis son roi et seigneur naturel, principalement dans le métier des armes, par lesquelles on obtient, sinon plus de richesse, au moins plus d’honneur que par les lettres, comme je l’ai déjà dit mainte et mainte fois. S’il est vrai que les lettres ont plus fondé de majorats que les armes, ceux des armes ont je ne sais quoi de supérieur à ceux des lettres, et je sais bien quoi de noble

  1. Una ventaja. On appelait ainsi un supplément de solde attribué aux soldats de naissance, qui se nommaient aventajados, et qui furent depuis remplacés par les cadets.