Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/302

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çurent au milieu d’eux, croyant que c’était quelque guerrier de leur parti. Don Quichotte, levant sa visière d’un air noble et dégagé, s’approcha jusqu’à l’étendard de l’âne, et là, les principaux chefs de l’armée l’entourèrent pour le considérer, frappés de la même surprise où tombaient tous ceux qui le voyaient pour la première fois. Don Quichotte, les voyant si attentifs à le regarder, sans que personne lui parlât et lui demandât rien, voulut profiter de ce silence, et rompant celui qu’il gardait, il éleva la voix : « Braves seigneurs, s’écria-t-il, je vous supplie aussi instamment que possible de ne point interrompre un raisonnement que je veux vous faire, jusqu’à ce qu’il vous ennuie et vous déplaise. Si cela arrive, au moindre signe que vous me ferez, je mettrai un sceau sur ma bouche et un bâillon à ma langue. » Tous répondirent qu’il pouvait parler et qu’ils l’écouteraient de bon cœur. Avec cette permission, Don Quichotte continua de la sorte : « Je suis, mes bons seigneurs, chevalier errant ; mon métier est celui des armes, et ma profession celle de favoriser ceux qui ont besoin de faveur, et de secourir les nécessiteux. Il y a plusieurs jours que je connais votre disgrâce, et la cause qui vous oblige à prendre à chaque pas les armes pour tirer vengeance de vos ennemis. J’ai réfléchi dans mon entendement, non pas une, mais bien des fois, sur votre affaire, et je trouve que, d’après les lois du duel, vous êtes dans une grande erreur de vous tenir pour offensés. En effet, aucun individu ne peut offenser une commune entière, à moins de la défier toute ensemble comme coupable de trahison, parce qu’il ne sait point en particulier qui a commis la trahison pour laquelle il la défie. Nous avons un exemple de cela dans Diégo Ordoñez de Lara, qui défia toute la ville de Zamora, parce qu’il ignorait que ce fût le seul Vellido Dolfos qui avait commis le crime de tuer son roi par trahison. Aussi les défia-t-il tous, et à tous appartenaient la réponse et la vengeance. À la vérité, le seigneur Don Diégo s’oublia quelque peu, et passa de fort loin les limites du défi ; car à quoi bon défier les morts, les eaux, les pains, les enfants à naître, et ces autres bagatelles qui sont rapportées dans son histoire ? Mais quand la colère déborde et sort de son lit, la langue n’a plus de rives qui la retiennent, ni de frein qui l’arrête[1]. S’il en est donc ainsi, qu’un seul individu

  1. Voici le défi de Don Diégo Ordoñez, tel que le rapporte un ancien romance tiré de la chronique du Cid (Cancionero general) : « Diégo Ordoñez, au sortir du camp, chevauche, armé de doubles pièces, sur un cheval bai-brun ; il va défier les gens de Zamora pour la mort de son cousin (Sancho-le-Fort), qu’a tué Vellido Dolfos, fils