Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/325

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Don Quichotte jeta la vue sur une verte prairie, au bout de laquelle il aperçut du monde, et, s’étant approché fort près, il reconnut que c’étaient des chasseurs de haute volerie[1]. Il s’approcha encore davantage, et vit parmi eux une dame élégante, montée sur un palefroi ou haquenée d’une parfaite blancheur, que paraient des harnais verts et une selle à pommeau d’argent. La dame était également habillée de vert, avec tant de bon goût et de richesse, qu’elle semblait être l’élégance en personne. Elle portait un faucon sur le poing gauche, ce qui fit comprendre à Don Quichotte que c’était quelque grande dame, et qu’elle devait être la maîtresse de tous ces chasseurs, ce qui était vrai. Aussi dit-il à Sancho : « Cours, mon fils Sancho, cours, et dis à cette dame du palefroi et du faucon que moi, le chevalier des Lions, je baise les mains de sa grande beauté, et que, si sa grandeur me le permet, j’irai les lui baiser moi-même, et la servir en tout ce que mes forces me permettent de faire, en tout ce que m’ordonnera son altesse. Et prends garde, Sancho, à ce que tu vas dire ; ne t’avise pas de coudre quelque proverbe de ta façon dans ton ambassade. — Pardieu, vous avez trouvé le couseur ! répondit Sancho ; à quoi bon l’avis ? Est-ce que c’est la première fois en cette vie que je porte des ambassades à de hautes et puissantes dames ? — Si ce n’est celle que tu as portée à madame Dulcinée du Toboso, reprit Don Quichotte, je ne sache pas que tu en aies porté d’autres, au moins depuis que tu es à mon service. — C’est vrai, répondit Sancho, mais du bon payeur les gages sont tout prêts, et en maison fournie la nappe est bientôt mise. Car je sais un peu de tout, et suis un peu propre à tout. — Je le crois, Sancho, dit Don Quichotte ; va donc, à la bonne heure, et que Dieu te conduise. »

Sancho partit comme un trait, mettant l’âne au grand trot, et arriva bientôt près de la belle chasseresse. Il descendit de son bât, se mit à deux genoux devant elle, et lui dit : « Belle et noble dame, ce chevalier qu’on aperçoit là-bas, appelé le chevalier des Lions, est mon maître, et moi je suis son écuyer, qu’on appelle en sa maison Sancho Panza. Le susdit chevalier des Lions, qu’on appelait, il n’y a pas longtemps, le chevalier de la Triste-Figure, m’envoie demander à votre grandeur

  1. On appelait ainsi la chasse au faucon faite à des oiseaux de haut vol, comme le héron, la grue, le canard sauvage, etc. C’était un plaisir réservé aux princes et aux grands seigneurs.