Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/339

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duchesse, Sancho ne me quittera pas d’un pas. Je l’aime beaucoup, car je sais qu’il est très-spirituel. — Spirituels soient aussi les jours de votre sainteté ! s’écria Sancho, pour la bonne estime que vous faites de moi, bien que je n’en sois pas digne. Mais voici le conte que je veux conter : Un jour, il arriva qu’un hidalgo de mon village, très-riche et de grande qualité, car il descendait des Alamos de Medina-del-Campo, lequel avait épousé Doña Mencia de Quiñonès, fille de don Alonzo de Marañon, chevalier de l’ordre de Saint-Jacques, qui se noya à l’île de la Herradura[1], pour qui s’éleva cette grande querelle qu’il y eut, il y a quelques années, dans notre village, où se trouva, si je ne me trompe, mon seigneur Don Quichotte, et où fut blessé Tomasillo le garnement, fils de Balbastro le maréchal… N’est-ce pas vrai, tout cela, seigneur notre maître ? dites-le, par votre vie, afin que ces seigneurs ne me prennent pas pour quelque menteur bavard. — Jusqu’à présent, dit l’ecclésiastique, je vous tiendrai plutôt pour bavard que pour menteur ; plus tard, je ne sais trop ce que je penserai de vous. — Tu prends tant de gens à témoin, Sancho, répondit Don Quichotte, et tu cites tant d’enseignes, que je ne puis m’empêcher de convenir que tu dis sans doute la vérité. Mais continue et abrège l’histoire, car tu prends le chemin de ne pas finir en deux jours. — Qu’il n’abrège pas, s’écria la duchesse, s’il veut me faire plaisir, mais qu’il conte son histoire comme il la sait, dût-il ne pas finir de six jours, car s’il en met autant à la conter, ce seront les meilleurs que j’aurai passés de ma vie. — Je dis donc, mes bons seigneurs, continua Sancho, que cet hidalgo, que je connais comme mes mains, puisqu’il n’y a pas de ma maison à la sienne une portée de mousquet, invita à dîner un laboureur pauvre, mais honnête. — Au fait, frère, au fait, s’écria le religieux, vous prenez la route de ne pas arriver au bout de votre histoire d’ici à l’autre monde. — J’y arriverai bien à mi-chemin, s’il plaît à Dieu, répondit Sancho. Je dis donc que ce laboureur étant arrivé chez cet hidalgo qui l’avait invité, que Dieu veuille avoir recueilli son âme, car il est mort à présent, et à telles enseignes qu’il fit, dit-on, une vraie mort d’ange ; mais je ne m’y trouvai pas présent, car alors j’avais été faire la moisson à Temblèque. — Par votre

  1. Cet Alonzo de Marañon se noya effectivement à l’Île de la Herradura, sur la côte de Grenade, avec une foule d’autres militaires, lorsqu’une escadre envoyée par Philippe II, pour secourir Oran qu’assiégeait Hassan-Aga, fils de Barberousse, fut jetée par la tempête sur cette île, en 1562.