Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/373

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verne de Montésinos, pour en préparer une fameuse[1]. Après avoir donné des ordres et des instructions à leurs gens sur ce qu’ils avaient à faire, au bout de six jours ils conduisirent le chevalier à la chasse de la grosse bête, avec un équipage de piqueurs et de chiens, tel que l’aurait pu mener un roi couronné. On donna à Don Quichotte un habit de chasse, et un autre à Sancho, en drap vert de la plus grande finesse. Don Quichotte ne voulut point accepter ni mettre le sien, disant qu’il aurait bientôt à reprendre le dur exercice des armes, et qu’il ne pouvait porter une garde-robe avec lui. Quant à Sancho, il prit celui qu’on lui donna, dans l’intention de le vendre à la première occasion qui s’offrirait.

Le jour venu, Don Quichotte s’arma de toutes pièces, Sancho mit son habit de chasse, et, monté sur le grison, qu’il ne voulut point abandonner, quoiqu’on lui offrît un cheval, il se mêla dans la foule des chasseurs. La duchesse se présenta élégamment parée, et Don Quichotte, toujours courtois et galant, prit la bride de son palefroi[2], quoique le duc voulût s’y opposer. Finalement, ils arrivèrent à un bois situé entre deux hautes montagnes ; puis, les postes étant pris, les sentiers occupés, et toute la troupe répartie dans les différents passages, on commença la chasse à cor et à cri, tellement qu’on ne pouvait s’entendre les uns les autres, tant à cause des aboiements des chiens que du bruit des cors de chasse. La duchesse mit pied à terre, et prenant à la main un épieu aigu[3], elle se plaça dans un poste où elle savait que les sangliers avaient coutume de venir passer. Le duc et Don Quichotte descendirent également de leurs montures, et se placèrent à ses côtés. Pour Sancho, il se mit derrière tout le monde, sans descendre du grison, qu’il n’osait point abandonner, crainte de quelque mésaventure.

À peine occupaient-ils leur poste, après avoir rangé sur les ailes un

  1. J’ai transposé les deux phrases qui précèdent, pour les mettre dans l’ordre naturel des idées, et je crois n’avoir fait en cela que réparer quelque faute d’impression commise dans la première édition du Don Quichotte.
  2. Ce genre de politesse envers les dames n’était pas seulement usité dans les livres de chevalerie, où les exemples en sont nombreux. Mariana rapporte que, lorsque l’infante Isabelle, après le traité de los toros de Guisando, qui lui assurait la couronne de Castille, se montra dans les rues de Ségovie, en 1474, le roi Henri IV, son frère, prit les rênes de son palefroi pour lui faire honneur.
  3. En espagnol venablo. On appelait ainsi une espèce de javelot, plus court qu’une lance, qui servait spécialement à la chasse du sanglier.