Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/409

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forts pour les embrasser, elle disait : « Devant ces pieds et devant ces jambes je me jette, ô invincible chevalier, parce qu’ils sont les bases et les colonnes de la chevalerie errante. Je veux baiser ces pieds, du pas desquels pend et dépend le remède à mes malheurs, ô valeureux errant, dont les exploits véritables laissent loin derrière eux et obscurcissent les fabuleuses prouesses des Amadis, des Bélianis et des Esplandian ! » Puis, laissant Don Quichotte, et se tournant vers Sancho Panza, elle lui prit la main, et lui dit : « Ô toi, le plus loyal écuyer qui ait servi jamais chevalier errant, dans les siècles présents et passés, plus long en bonté que la barbe de Trifaldin, mon homme de compagnie, ici présent ! tu peux bien te vanter qu’en servant le grand Don Quichotte, tu sers en raccourci toute la multitude de chevaliers qui ont manié les armes dans le monde. Je te conjure, par ce que tu dois à ta bonté fidélissime, d’être mon intercesseur auprès de ton maître, pour qu’il favorise sans plus tarder cette humilissime et malheureusissime comtesse. »

Sancho répondit : « Que ma bonté, ma chère dame, soit aussi grande et aussi longue que la barbe de votre écuyer, cela ne fait pas grand’chose à l’affaire. Mais que j’aie mon âme avec barbe et moustaches au sortir de cette vie, voilà ce qui m’importe, car des barbes d’ici-bas, je ne me soucie guère. Au surplus, sans toutes ces prières, ni ces cajoleries, je prierai mon maître (et je sais qu’il m’aime bien, surtout maintenant qu’il a besoin de moi pour une certaine affaire), d’aider votre grâce en tout ce qu’il pourra. Mais déboutonnez-vous, contez-nous votre peine, et laissez faire, nous serons tous d’accord. »

Le duc et la duchesse mouraient de rire à tous ces propos, comme gens qui avaient fabriqué l’aventure, s’applaudissant de la finesse et de la dissimulation que montrait la Trifaldi. Celle-ci s’étant rassise, prit de nouveau la parole, et dit : « Sur le fameux royaume de Candaya, qui gît entre la grande Trapobane et la mer du Sud, deux lieues par delà le cap Comorin, régna la reine Doña Magoncia, veuve du roi Archipiel, son époux et seigneur. De leur mariage fut créée et mise au monde l’infante Antonomasie, héritière du royaume, laquelle infante Antonomasie grandit et s’éleva sous ma tutelle et ma doctrine, parce que j’étais la plus ancienne et la plus noble duègne de sa mère. Or, il arriva que, les jours venant et passant, la petite Antonomasie atteignit l’âge de quatorze ans, avec une si grande perfection de beauté, que la nature n’aurait pu lui en donner un degré de plus. Dirons-nous que, pour l’esprit, c’était encore une morveuse ? Non, vraiment ; elle était discrète autant que belle, et c’était la plus