Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/450

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Sancho, il montra une grâce parfaite et porta au plus haut degré son esprit et sa folie.

Sancho l’écoutait avec une extrême attention, et faisait tous ses efforts pour conserver de tels conseils dans sa mémoire, comme un homme bien résolu à les suivre, et à mener à bon terme, par leur moyen, l’enfantement de son gouvernement. Don Quichotte poursuivit de la sorte :


« En ce qui touche la manière dont tu dois gouverner ta personne et ta maison, Sancho, la première chose que je te recommande, c’est d’être propre et de te couper les ongles, au lieu de les laisser pousser, ainsi que certaines personnes, qui s’imaginent, dans leur ignorance, que de grands ongles embellissent les mains ; comme si cette allonge qu’ils se gardent bien de couper pouvait s’appeler ongle, tandis que ce sont des griffes d’éperviers : sale et révoltant abus.

» Ne parais jamais, Sancho, avec les vêtements débraillés et en désordre : c’est le signe d’un esprit lâche et fainéant, à moins toutefois que cette négligence dans le vêtement ne cache une fourberie calculée, comme on le pensa de Jules-César[1].

» Tâte avec discrétion le pouls à ton office, pour savoir ce qu’il peut rendre ; et s’il te permet de donner des livrées à tes domestiques, donne-leur-en une propre et commode, plutôt que bizarre et brillante. Surtout, partage-la entre tes valets et les pauvres ; je veux dire que, si tu dois habiller six pages, tu en habilles trois, et trois pauvres. De cette façon, tu auras des pages pour la terre et pour le ciel ; c’est une nouvelle manière de donner des livrées, que ne connaissent point les glorieux.

» Ne mange point d’ail ni d’oignon, crainte qu’on ne découvre à l’odeur ta naissance de vilain. Marche posément, parle avec lenteur, mais non

  1. Suétone dit en effet (chap. xlv) que César s’habillait avec négligence, et ne serrait point la ceinture de sa toge. C’était de sa part une affectation, afin qu’on le prît pour un homme efféminé, et qu’on ne pût découvrir tout d’abord son courage et son esprit. Ainsi quelqu’un demandant à Cicéron pourquoi il avait suivi le parti de Pompée plutôt que celui de César : « César, répondit-il, m’a trompé par la manière de ceindre sa toge. »