Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/488

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entendant, le duc et la duchesse devinèrent ce que ce pouvait être, et étant accourus en toute hâte à sa chambre, qu’ils ouvrirent avec un passe-partout, ils virent le pauvre chevalier qui se débattait de toutes ses forces pour arracher le chat de sa figure. On apporta des lumières, et l’on aperçut au grand jour la formidable bataille. Le duc s’élança pour séparer les combattants ; mais Don Quichotte s’écria : « Que personne ne s’en mêle ; qu’on me laisse corps à corps avec ce démon, avec ce sorcier, avec cet enchanteur. Je veux lui faire voir, de lui à moi, qui est Don Quichotte de la Manche. » Mais le chat, ne faisant nul cas de ces menaces, grognait et serrait les dents. Enfin le duc lui fit lâcher prise, et le jeta par la fenêtre. Don Quichotte resta avec le visage percé comme un crible, et le nez en fort mauvais état, mais encore plus dépité de ce qu’on ne lui eût pas laissé finir la bataille qu’il avait si bien engagée avec ce malandrin d’enchanteur.

On fit apporter de l’huile d’aparicio[1], et Altisidore lui posa elle-même, de ses blanches mains, des compresses sur toutes les parties blessées. En les appliquant, elle dit à voix basse : « Toutes ces mésaventures t’arrivent, impitoyable chevalier, pour punir le péché de ta dureté et de ton obstination. Plaise à Dieu que ton écuyer Sancho oublie de se fustiger, afin que jamais cette Dulcinée, de toi si chérie, ne sorte de son enchantement, et que tu ne partages point la couche nuptiale avec elle, du moins tant que je vivrai, moi qui t’adore. » À tous ces propos passionnés, Don Quichotte ne répondit pas un seul mot ; il poussa un profond soupir et s’étendit dans son lit, après avoir remercié le duc et la duchesse de leur bienveillance, non point, dit-il, que cette canaille de chats, d’enchanteurs et de sonnettes lui fît la moindre peur, mais pour reconnaître la bonne intention qui les avait fait venir à son secours. Ses nobles hôtes le laissèrent reposer, et s’en allèrent fort chagrins du mauvais succès de la plaisanterie. Ils n’avaient pas cru que Don Quichotte paierait si cher cette aventure, qui lui coûta cinq jours de retraite et de lit, pendant lesquels il lui arriva une autre aventure, plus divertissante que celle-ci. Mais son histo-

  1. On appelait ainsi un baume composé avec des fleurs de millepertuis. Du nom de cette plante (hiperico en espagnol) s’était formé, par corruption, le mot d’huile d’aparicio.