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seigneur ; il apporte sans doute quelque dépêche importante. » Le courrier entra, couvert de sueur et haletant de fatigue. Il tira de son sein un pli qu’il remit aux mains du gouverneur, et Sancho le passa à celles du majordome, en lui ordonnant de lire la suscription. Elle était ainsi conçue : À Don Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria, pour lui remettre en mains propres, ou en celles de son secrétaire. « Et qui est ici mon secrétaire ? » demanda aussitôt Sancho. Alors un des assistants répondit : « Moi, seigneur, car je sais lire et écrire, et je suis Biscayen. — Avec ce titre par-dessus le marché, reprit Sancho, vous pourriez être secrétaire de l’empereur lui-même[1]. Ouvrez ce pli, et voyez ce qu’il contient. »

Le secrétaire nouveau-né obéit, et, après avoir lu la dépêche, il dit que c’était une affaire qu’il fallait traiter en secret. Sancho ordonna de vider la salle, et de n’y laisser que le majordome et le maître d’hôtel. Tous les autres s’en allèrent avec le médecin, et aussitôt le secrétaire lut la dépêche, qui s’exprimait ainsi :

« Il est arrivé à ma connaissance que certains ennemis de moi et de cette île que vous gouvernez doivent lui donner un furieux assaut, je ne sais quelle nuit. Ayez soin de veiller et de rester sur le qui-vive, afin de n’être pas pris au dépourvu. Je sais aussi, par des espions dignes de foi, que quatre personnes déguisées sont entrées dans votre ville pour vous ôter la vie, parce qu’on redoute singulièrement la pénétration de votre esprit. Ayez l’œil au guet, voyez bien qui s’approche pour vous parler, et ne mangez rien de ce qu’on vous présentera. J’aurai soin de vous porter secours si vous vous trouvez en péril ; mais vous agirez en toute chose comme on l’attend de votre intelligence. De ce pays, le 16 août, à quatre heures du matin. Votre ami, le duc. »

Sancho demeura frappé de stupeur, et les assistants montrèrent un saisissement égal. Alors, se tournant vers le majordome, il lui dit : « Ce qu’il faut faire à présent, je veux dire tout de suite, c’est de mettre au fond d’un cachot le docteur Récio ; car si quelqu’un doit me tuer, c’est

    de l’état, étaient tenus à résider quelque temps dans le pays qu’ils avaient administré. Pendant ce temps, ils restaient exposés aux réclamations de leurs subordonnés, devenus leurs égaux. Les Espagnols avaient pris cette sage coutume des Arabes.

  1. Les Biscayens, à l’époque de Cervantès, étaient, presque de temps immémorial, en possession des places de secrétaires du roi et du conseil.