Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/549

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femme soupirait, gémissait et pleurait, ils furent eux-mêmes en suspens, jusqu’à ce que Don Quichotte attendri la relevât de terre, et lui fit ôter le voile qui couvrait sa figure inondée de larmes. Elle obéit, et montra ce que jamais on n’eût imaginé, car elle découvrit le visage de Doña Rodriguez, la duègne de la maison ; l’autre femme en deuil était sa fille, celle qu’avait séduite le fils du riche laboureur. Ce fut une surprise générale pour tous ceux qui connaissaient la duègne, et ses maîtres s’étonnèrent plus que personne ; car, bien qu’ils la tinssent pour une cervelle de bonne pâte, ils ne la croyaient pas niaise à ce point qu’elle fît des folies.

Finalement, Doña Rodriguez, se tournant vers le duc et la duchesse, leur dit humblement : « Que vos excellences veuillent bien m’accorder la permission d’entretenir un peu ce chevalier, parce qu’il en est besoin pour que je sorte heureusement de la méchante affaire où m’a mise la hardiesse d’un vilain malintentionné. » Le duc répondit qu’il la lui donnait, et qu’elle pouvait entretenir le seigneur Don Quichotte sur tout ce qui lui ferait plaisir. Elle alors, dirigeant sa voix et ses regards sur Don Quichotte, ajouta : « Il y a déjà plusieurs jours, valeureux chevalier, que je vous ai rendu compte du grief et de la perfidie dont un méchant paysan s’est rendu coupable envers ma très-chère et bien-aimée fille, l’infortunée qui est ici présente. Vous m’avez promis de prendre sa cause en main, et de redresser le tort qu’on lui a fait. Maintenant, il vient d’arriver à ma connaissance que vous voulez partir de ce château, en quête des bonnes aventures qu’il plaira à Dieu de vous envoyer. Aussi voudrais-je qu’avant de vous échapper à travers ces chemins, vous portassiez un défi à ce rustre indompté, et que vous le fissiez épouser ma fille, en accomplissement de la parole qu’il lui a donnée d’être son mari avant d’abuser d’elle. Penser, en effet, que le duc, mon seigneur, me rendra justice, c’est demander des poires à l’ormeau, à cause de la circonstance que j’ai déjà confiée à votre grâce en toute sincérité. Sur cela, que Notre-Seigneur donne à votre grâce une excellente santé, et qu’il ne nous abandonne point, ma fille et moi. »

À ces propos, Don Quichotte répondit avec beaucoup de gravité et d’emphase : « Bonne duègne, modérez vos larmes, ou pour mieux dire, séchez-les, et épargnez la dépense de vos soupirs. Je prends à ma charge la réparation due à votre fille, qui aurait mieux fait de ne pas être si facile à croire les promesses d’amoureux, lesquelles sont d’habitude très-légères à faire et très-lourdes à tenir. Ainsi donc, avec la licence du duc, mon seigneur, je vais me mettre sur-le-champ en quête de ce garçon déna-