Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/560

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crut s’être mis en morceaux. Il resta comme une tortue enfermée dans ses écailles, ou comme un quartier de lard entre deux huches, ou bien encore comme une barque échouée sur le sable. Pour l’avoir vu ainsi tombé, cette engeance moqueuse n’en eut pas plus de compassion ; au contraire, éteignant leurs torches, ils se mirent à crier de plus belle, à appeler aux armes, à passer et repasser sur le pauvre Sancho, en frappant les pavois d’une multitude de coups d’épée, si bien que, s’il ne se fût roulé et ramassé jusqu’à mettre aussi la tête entre les pavois, c’en était fait du déplorable gouverneur, lequel, refoulé dans cette étroite prison, suait sang et eau, et priait Dieu du fond de son âme de le tirer d’un tel péril. Les uns trébuchaient sur lui, d’autres tombaient ; enfin, il s’en trouva un qui lui monta sur le dos, s’y installa quelque temps ; et de là, comme du haut d’une éminence, il commandait les armées, et disait à grands cris : « Par ici les nôtres ; l’ennemi charge de ce côté ; qu’on garde cette brèche ; qu’on ferme cette porte ; qu’on barricade ces escaliers ; qu’on apporte des pots de goudron, de la résine, de la poix, des chaudières d’huile bouillante ; qu’on couvre les rues avec des matelas. » Enfin, il nommait coup sur coup tous les instruments et machines de guerre avec lesquels on a coutume de défendre une ville contre l’assaut. Quant au pauvre Sancho, qui, moulu sous les pieds, entendait et souffrait tout cela, il disait