Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/622

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elle était accouchée ou enceinte, ou bien si, gardant ses vœux de chasteté, elle se souvenait des amoureuses pensées du seigneur Don Quichotte. « Dulcinée, répondit Don Quichotte, est encore pure et sans tache, et mon cœur plus constant que jamais ; notre correspondance, nulle comme d’habitude ; sa beauté, changée en la laideur d’une vile paysanne. » Puis il leur conta de point en point l’enchantement de Dulcinée, ses aventures dans la caverne de Montésinos, et la recette que lui avait donnée le sage Merlin pour désenchanter sa dame, laquelle n’était autre que la flagellation de Sancho. Ce fut avec un plaisir extrême que les gentilshommes entendirent conter, de la bouche même de Don Quichotte, les étranges événements de son histoire. Ils restèrent aussi étonnés de ses extravagances que de la manière élégante avec laquelle il les racontait. Tantôt ils le tenaient pour spirituel et sensé, tantôt ils le voyaient glisser et tomber dans le radotage, et ne savaient enfin quelle place lui donner entre la sagesse et la folie.

Sancho acheva de souper, et, laissant l’hôtelier battre les murailles, il passa dans la chambre de son maître, où il dit tout en entrant : « Qu’on me pende, seigneurs, si l’auteur de ce livre qu’ont vos grâces a envie que nous restions longtemps cousins. Je voudrais, du moins, puisqu’il m’appelle glouton, à ce que vous dites, qu’il se dispensât de m’appeler ivrogne. — C’est précisément le nom qu’il vous donne, répondit Don Géronimo. Je ne me rappelle pas bien de quelle façon, mais je sais que les propos qu’il vous prête sont malséants et en outre menteurs, à ce que je lis dans la physionomie du bon Sancho que voilà. — Vos grâces peuvent m’en croire, reprit Sancho ; le Sancho et le Don Quichotte de cette histoire sont d’autres que ceux qui figurent dans celle qu’a composée Cid Hamet Ben-Engéli ; ceux-là sont nous-mêmes ; mon maître, vaillant, discret et amoureux ; moi, simple, plaisant, et pas plus glouton qu’ivrogne. — C’est aussi ce que je crois, reprit Don Juan ; et si cela était possible, il faudrait ordonner que personne n’eût l’audace d’écrire sur les aventures du grand Don Quichotte, si ce n’est Cid Hamet, son premier auteur, de la même façon qu’Alexandre ordonna que personne n’eût l’audace de faire son portrait, si ce n’est Apelles. — Mon portrait, le fasse qui voudra, dit Don Quichotte ; mais qu’on ne me maltraite point, car la patience finit par tomber quand on la charge d’injures. — Quelle injure peut-on faire au seigneur Don Quichotte, répondit Don Juan, dont il ne puisse aisément se venger, à moins qu’il ne la pare avec le bouclier de sa patience, qui est large et fort, à ce que j’imagine ? »