Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/70

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navires, dont chaque œil serait gros comme une grande meule de moulin et plus ardent qu’un four de vitrier. Au contraire, il doit, d’une contenance dégagée et d’un cœur intrépide, les attaquer incontinent, les vaincre, les tailler en pièces ; et cela, dans un petit instant, et quand même ils auraient pour armure des écailles d’un certain poisson qu’on dit plus dures que le diamant, et, au lieu d’épée, des cimeterres de Damas, ou des massues ferrées avec des pointes d’acier, comme j’en ai vu plus de deux fois. Tout ce que je viens de dire, ma chère amie, c’est pour que tu voies la différence qu’il y a des uns aux autres de ces chevaliers. Serait-il raisonnable qu’il y eût prince au monde qui n’estimât pas davantage cette seconde, ou pour mieux dire cette première espèce, celle des chevaliers errants, parmi lesquels, à ce que nous lisons dans leurs histoires, tel s’est trouvé qui a été le salut, non d’un royaume, mais de plusieurs[1] ?

— Ah ! mon bon seigneur, repartit la nièce, faites donc attention que tout ce que vous dites des chevaliers errants n’est que fable et mensonge. Leurs histoires mériteraient, si elles n’étaient toutes brûlées vives, qu’on leur mît à chacune un san-benito[2], ou quelque autre signe qui les fît re-

  1. Palmérin d’Olive, Don Florindo, Primaléon, Tristan de Léonais, Tirant-le-Blanc, etc.
  2. Vêtement des condamnés du saint-office. C’était une espèce de mantelet ou scapulaire jaune, avec une croix rouge en sautoir. San-Benito est un abréviatif de saco bendito, cilice bénit.