Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/757

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et, de plus, vingt ducats pour un habillement. Je nomme pour mes exécuteurs testamentaires[1] le seigneur curé et le seigneur bachelier Samson Carrasco, ici présents. — Item, ma volonté est que si Antonia Quijano, ma nièce, veut se marier, elle se marie avec un homme duquel on aura prouvé d’abord, par enquête judiciaire, qu’il ne sait pas seulement ce que c’est que les livres de chevalerie. Dans le cas où l’on vérifierait qu’il le sait, et où cependant ma nièce persisterait à l’épouser, je veux qu’elle perde tout ce que je lui lègue ; mes exécuteurs testamentaires pourront l’employer en œuvres pies, à leur volonté. — Item, je supplie ces seigneurs mes exécuteurs testamentaires, si quelque bonne fortune venait à leur faire connaître l’auteur qui a composé, dit-on, une histoire sous le titre de Seconde partie des prouesses de Don Quichotte de la Manche, de vouloir bien le prier de ma part, aussi ardemment que possible, de me pardonner l’occasion que je lui ai si involontairement donnée d’avoir écrit tant et de si énormes sottises ; car je pars de cette vie avec le remords de lui avoir fourni le motif de les écrire. »

Après cette dictée, il signa et cacheta le testament ; puis, atteint d’une défaillance, il s’étendit tout de son long dans le lit. Les assistants, effrayés, se hâtèrent de lui porter secours, et, pendant les trois jours qu’il vécut après avoir fait son testament, il s’évanouissait à toute heure. La maison était sens dessus dessous ; mais cependant la nièce mangeait de bon appétit, la gouvernante proposait des santés, et Sancho prenait ses ébats ; car hériter de quelque chose suffit pour effacer ou pour adoucir dans le cœur du légataire le sentiment de la peine que devrait lui causer la perte du défunt.

Enfin la dernière heure de Don Quichotte arriva, après qu’il eut reçu tous les sacrements, et maintes fois exécré, par d’énergiques propos, les livres de chevalerie. Le notaire se trouva présent, et il affirma qu’il n’avait jamais lu dans aucun livre de chevalerie qu’aucun chevalier errant fût mort dans son lit avec autant de calme et aussi chrétiennement que Don Quichotte. Celui-ci, au milieu de la douleur et des larmes de ceux qui l’assistaient, rendit l’esprit je veux dire qu’il mourut. Le voyant expiré, le curé pria le notaire de dresser une attestation constatant qu’Alonzo Quijano-le-Bon, appelé communément Don Quichotte de la Manche, était

  1. Ce que les Espagnols appellent albaceas.