Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/760

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remarqua que la mort ne put triompher de sa vie par son trépas.

» Il brava l’univers entier, fut l’épouvantail et le croque-mitaine du monde ; en telle conjoncture, que ce qui assura sa félicité, ce fut de mourir sage et d’avoir vécu fou. »


Ici le très-prudent Cid-Hamet dit à sa plume : « Tu vas rester pendue à ce crochet et à ce fil de laiton, ô ma petite plume, bien ou mal taillée, je ne sais. Là, tu vivras de longs siècles, si de présomptueux et malandrins historiens ne te détachent pour te profaner. Mais avant qu’ils parviennent jusqu’à toi, tu peux les avertir, et leur dire, dans le meilleur langage que tu pourras trouver :

« Halte-là, halte-là, félons ; que personne ne me touche ; car cette entreprise, bon roi, pour moi seul était réservée[1].

» Oui, pour moi seul naquit Don Quichotte, et moi pour lui. Il sut opérer, et moi écrire. Il n’y a que nous seuls qui ne fassions qu’un, en dépit de l’écrivain supposé de Tordésillas, qui osa ou qui oserait écrire avec une plume d’autruche, grossière et mal affilée, les exploits de mon valeureux chevalier. Ce n’est pas, en effet, un fardeau pour ses épaules, ni un sujet pour son esprit glacé, et, si tu parviens à le connaître, tu l’exhorteras, à laisser reposer dans la sépulture les os fatigués et déjà pourris de Don Quichotte ; à ne pas s’aviser surtout de l’emmener, contre toutes les franchises de la mort, dans la Castille-Vieille[2], en le faisant sortir de la fosse où il gît bien réellement, étendu tout de son long, hors d’état de faire une sortie nouvelle et une troisième campagne. Pour se moquer de toutes celles que firent tant de chevaliers errants, il suffit des deux qu’il a faites, si bien au gré et à la satisfaction des gens qui en ont eu connaissance, tant dans ces royaumes que dans les pays étrangers. En agissant ainsi, tu rempliras les devoirs de ta profession chrétienne ; tu donneras un bon conseil à celui qui te veut du mal ; et moi, je serai satisfait et fier d’être le

  1. Vers d’un ancien romance.
  2. Le pseudonyme Avellanéda termine la seconde partie de son livre en laissant Don Quichotte dans la maison des fous (casa del Nuncio) à Tolède. Mais il ajoute qu’on sait par tradition qu’il quitta cet hôpital, et qu’ayant passé par Madrid pour y voir Sancho, il entra dans la Castille-Vieille, où il lui arriva de surprenantes aventures. C’est à cette menace d’une troisième partie que Cervantès fait allusion.