Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 1.djvu/140

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Cette sage affranchie avait nourri sa mère ;
Maintenant sous des lois de vigilance austère,
Elle et son vieil époux, au devoir rigoureux
Rangent des serviteurs le cortège nombreux.
Elle la voit de loin dans le fond du portique,
Court, et posant ses mains sur ce visage antique :

« Indulgente nourrice, écoute ; il faut de toi
Que j’obtienne un grand bien. Ma mère, écoute-moi
Un pauvre, un étranger, dans la misère extrême,
Gémit sur l’autre bord, mourant, affamé, blême…
Ne me décèle point. De mon père aujourd’hui
J’ai promis qu’il pourrait solliciter l’appui.
Fais qu’il entre ; et surtout, ô mère de ma mère !
Garde que nul mortel n’insulte à sa misère.

— Oui, ma fille ; chacun fera ce que tu veux,
Dit l’esclave en baisant son front et ses cheveux ;
Oui, qu’à ton protégé ta fête soit ouverte.
Ta mère, mon élève (inestimable perte !)
Aimait à soulager les faibles abattus :
Tu lui ressembleras autant par tes vertus
Que par tes yeux si doux et tes grâces naïves. »

Mais cependant la nuit assemble les convives :
En habits somptueux d’essences parfumés,
Ils entrent. Aux lambris d’ivoire et d’or formés,
Pend le lin d’Ionie en brillantes courtines ;
Le toit s’égaye et rit de mille odeurs divines.
La table au loin circule, et d’apprêts savoureux
Se charge. L’encens vole en longs flots vaporeux,