Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 1.djvu/197

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L’étranger, te voyant mourante, échevelée,
Demande : « Qu’as-tu donc, ô femme désolée ! »
Ce qu’elle a ? tous les dieux contre elle sont unis ;
La femme désolée, elle a perdu son fils.
Son fils esclave meurt loin de sa main chérie.
Nourrice d’Apollon..........

Après son discours il se lève… mais la jeune… qui l’avait suivi, et, cachée, l’avait écouté, avant qu’il eût fini, tout en larmes, courut à son père… Ô mon père, tu m’as promis de m’unir bientôt à… Celui-ci pleure son amante, son amante à qui ses parents ont promis sans doute, dès longtemps, de l’unira à lui… ô mon père ! mon père !… viens le voir au rivage, il est pâle, la mort est sur tout son visage, il invoque la mort, il pleure. Ah ! sans pitié tu ne pourras l’entendre… mon père, rends-lui sa liberté, rends-lui sa vertu ; car je le sais de toi, que le poète a dit :

Que le premier instant qui fait un homme esclave, etc.

Une larme vient humecter la paupière du vieillard… Il prend, sans dire un mot, les choses nécessaires pour affranchir un esclave, et il marche avec sa fille…

« Eh bien, dit-il, enfant, puisqu’ainsi tu le veux,
Marchons. Ce jeune esclave est donc bien malheureux ?
Quel mortel est heureux ? Nous souffrons tous. Il pleure ?
J’ai pleuré. Jupiter dans sa haute demeure,
Dit encor le poète, a deux grands vases pleins
Des destins de la terre et du sort des humains.
L’un contient les plaisirs, les succès, l’allégresse ;
L’autre les durs revers, les larmes, la tristesse.
Jupiter, à l’instant que nous venons au jour.
Dans ces vases, pour nous, va puisant tour à tour,
Et nous mêle une vie, hélas ! souvent amère.
Plus d’un mortel n’a part qu’au vase de misère