Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 1.djvu/292

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XX[1]


 
L’art des transports de l’âme est un faible interprète ;
L’art ne fait que des vers ; le cœur seul est poète.
Sous sa fécondité le génie opprimé
Ne peut garder l’ouvrage en sa tête formé.
Malgré lui, dans lui-même, un vers sûr et fidèle
Se teint de sa pensée et s’échappe avec elle.
Son cœur dicte ; il écrit. À ce maître divin
Il ne fait qu’obéir et que prêter sa main.
S’il est aimé, content, si rien ne le tourmente,
Si la folâtre joie et la jeunesse ardente
Étalent sur son teint l’éclat de leurs couleurs.
Ses vers, frais et vermeils, pétris d’ambre et de fleurs,
Brillants de la santé qui luit sur son visage,
Trouvent doux d’être au monde et que vieillir est sage.
Si, pauvre et généreux, son cœur vient de souffrir
Aux cris d’un indigent qu’il n’a pu secourir ;
Si la beauté qu’il aime, inconstante et légère,
L’oublie en écoutant une amour étrangère ;
De sables douloureux si ses flancs sont brûlés,
Ses tristes vers en deuil, d’un long crêpe voilés,
Ne voyant que des maux sur la terre où nous sommes,
Jugent qu’un prompt trépas est le seul bien des hommes.
Toujours vrai, son discours souvent se contredit.
Comme il veut, il s’exprime ; il blâme, il applaudit.
Vainement la pensée est rapide et volage :
Quand elle est prête à fuir, il l’arrête au passage.

  1. Édition 1819.