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XXXVIII[1]

AUX DEUX FRÈRES TRUDAINE


 
Amis, couple chéri, cœurs formés pour le mien,
Je suis libre. Camille à mes yeux n’est plus rien.
L’éclat de ses yeux noirs n’éblouit plus ma vue ;
Mais cette liberté sera bientôt perdue.
Je me connais. Toujours je suis libre et je sers ;
Être libre pour moi n’est que changer de fers.
Autant que l’univers a de beautés brillantes,
Autant il a d’objets de mes flammes errantes.
Mes amis, sais-je voir d’un œil indifférent
Ou l’or des blonds cheveux sur l’albâtre courant,
Ou d’un flanc délicat l’élégante noblesse,
Ou d’un luxe poli la savante richesse ?
Sais-je persuader à mes rêves flatteurs
Que les yeux les plus doux peuvent être menteurs ?
Qu’une bouche où la rose, où le baiser respire,
Peut cacher un serpent à l’ombre d’un sourire ?
Que sous les beaux contours d’un sein délicieux
Peut habiter un cœur faux, parjure, odieux ?
Peu fait à soupçonner le mal qu’on dissimule,
Dupe de mes regards, à mes désirs crédule,
Elles trouvent mon cœur toujours prêt à s’ouvrir,
Toujours trahi, toujours je me laisse trahir.
Je leur crois des vertus dès que je les vois belles,
Sourd à tous vos conseils, ô mes amis fidèles !

  1. Édition 1819. Ici le titre est de la main de l’auteur.