Page:Chair molle.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

les polkas. Et elle fredonna, tout en cherchant à se représenter les figures de ses valseurs. Puis elle s’exaspéra ; le souvenir d’un couplet des Cloches de Corneville était perdu. Elle sursurra longtemps, espérant se rappeler par l’enchaînement du récitatif, les paroles oubliées. Elle n’y put parvenir ; et, soudain, d’autres airs lui vinrent en la mémoire, une polka de Farbach jouée lorsqu’elle dansa, pour la première fois, avec Léon. L’image de Léon s’empara de sa pensée. Elle le revit beau, jeune, aimable. Il lui sembla entendre encore sa voix douce, exempte de l’horrible accent du pays. Les paroles de l’éphèbe avaient chanté à ses oreilles avec des inflexions si tendres qu’elle ne s’expliquait plus, à présent, sa résistance trop prolongée. Enfin elle l’avait aimé et, avec lui, avait éprouvé le suprême plaisir de se sentir caressée, embrassée, serrée éperdument. Quelles ivresses alors ! Lucie Thirache se perdit en des rêveries enchantées, revécut sa vie d’amour. Ses lèvres s’étaient entr’ouvertes. Assise sur le divan, la tête renversée au dossier, elle regardait le plafond, les yeux noyés, dans une extase.

Mais quand elle eut épuisé la série des souvenirs joyeux, une tristesse la reprit. À sa faute, à la rupture avec son amant, à la vie de noce dont elle avait ardée, pour s’étourdir, elle songea, avec des désespoirs.