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la plus grande partie de gens selects, connaissant presque tous une ou plusieurs langues étrangères. L’espéranto leur sera-t-il bien utile ? Pour moi, j’estime qu’en favorisant l’usage en France de ce nouveau patois, le Touring commettrait une faute regrettable.

Ce serait en second lieu celui des poètes.

M. de Beaufront nous affirme que sa langue est bonne à tout, même à la poésie ; cette qualité est en effet indispensable à un idiome qui a la prétention de devenir international. Or, les poètes pourront-ils se servir de l’espéranto Zamenhof et de celui du cycliste ? C’est peu probable ; prenons un exemple.

Quel langage Lamartine, Musset, Béranger tiennent-ils à leur maîtresse ?

Et tout d’abord, voilà un mot qui m’embarrasse. Je le trouve bien dans le dictionnaire espéranto, mais avec son sens propre : maîtresse de maison, d’école, mais non avec le sens figuré que les poètes et beaucoup d’autres y attachent ; et cela doit être, puisque la simplification à outrance, qui est une des bases essentielles de toute langue artificielle, exige que chaque mot n’ait qu’un seul sens unique et invariable, son sens propre ; quant au sens figuré, c’est, comme nous l’apprend un des chefs de la délégation et de l’espérantisme, un de ces détournements de signification, une de ces tares, une de ces monstruosités qui constituent le génie des langues vivantes ; mais passons.

Un poète donc, Béranger, par exemple, dit à sa maîtresse : « Mon amour pour vous va jusqu’à l’adoration, à l’ivresse, au délire. » Lisette, devenue espérantiste comme tout le monde, entendant cette déclaration en espéranto, ouvre son dictionnaire ; elle y trouve bien ces trois mots, mais avec leur sens propre, et répond : « Si vous voulez adorer, allez à l’église ; si vous êtes ivre, cuvez votre vin ; et si vous avez le délire, vite, qu’on vous enferme à Charenton. » Et la rieuse fillette, qui a la parole leste, sera bien capable d’ajouter : « En vous menant à Charenton, qu’on y conduise également tous vos collègues, avec leur jargon ; mais qu’on me laisse Lamartine, Musset, et surtout mon Béranger avec leur langage français, si aimable, si gracieux, si savoureux, si doux à entendre. »