Page:Charbonneau - Aucune créature, 1961.djvu/18

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il avait cessé de voir ce mur, mais il le sentait à sa gauche, en marchant. Si on lui avait demandé de décrire une rue, c’était celle-là que sa mémoire lui eût le plus fidèlement restituée plutôt que celle qu’il empruntait maintenant depuis vingt ans, où ses enfants avaient joué, grandi, où il avait lui-même connu le bonheur. C’est que cette ancienne rue, cette palissade, ces maisons avaient été les témoins du « tourment de sa jeunesse », de ce désir frénétique d’embrasser l’univers de la pensée que Lucien lui rappelait parce que l’écrivain arrivé, le journaliste acclimaté à la gloire des salons, drogué de menus succès, oubliait volontiers ce qui avait été à l’origine de sa carrière.

Lucien Guilloux, arraché au monde au moment le plus ardent de sa vie n’avait pas eu le temps de rien perdre de sa ferveur. Les gens, les choses changeaient autour de lui le laissant inaltéré. En ces dernières années, il arrivait chez les Hautecroix sans s’annoncer, assuré en tout temps d’un accueil chaleureux. Il entrait, mince et très grand entre les pans de son scapulaire, un peu intimidé par la présence de Jeanne, distrait par les enfants.

Il y avait un an, parfois deux, qu’ils s’étaient vus. Georges devait rajuster l’image qu’il