Page:Charbonneau - Aucune créature, 1961.djvu/22

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tordant les lèvres et s’effaça pour les laisser passer. La salle où les jeunes hommes s’engageaient formait un rectangle, peuplé de pupitres inoccupés, et prenant le jour par de hautes et larges fenêtres sales. Pillier conduisit les jeunes gens derrière une partition vitrée où travaillait le directeur. Celui-ci, un homme d’une cinquantaine d’années, aux yeux gris délavés, abrités derrière un lorgnon légèrement teinté, à la bouche flasque aux trois-quarts vidée de ses dents, portait le nom de Blaise Carrel. Grand sec, distant avec un soupçon de morgue, il avait gardé de sa jeunesse la manie de porter des guêtres et un col cassé et venait au bureau recouvert d’un complet gris dont la coupe suivait la mode mais dont le dessin et la couleur ne variaient pas d’une année à l’autre. Possédant pignon sur rue à Ville Mont-Royal, il se faisait conduire au journal en voiture de louage. En dépit de la réputation de moraliste, que ses confrères lui avaient faite, faute de pouvoir lui attribuer de la grandeur ou quelque qualité éminente, il professait sur le monde, la religion, les femmes la plupart des idées libérales qui avaient cours dans les salles de rédaction au moment de son apprentissage et qu’il avait attrapées en même temps que sa première