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GRAMMAIRE DES ARTS DU DESSIN.

On peut faire les mêmes observations dans les corps qui ont une croissance, et une décroissance, comme le dit avec beaucoup de sagacité Alison (Essays on Taste) : « L’enfance et la jeunesse des plantes, l’enfance et la jeunesse des animaux offrent des contours arrondis, des formes tournantes et onduleuses. Mais dans la maturité des animaux et des plantes, dans leur état de perfection, les lignes deviennent plus droites, les formes s’accusent par des angles. Il en résulte que les formes curvilignes annoncent l’enfance, la tendreté, la délicatesse, tandis que les formes angulaires nous révèlent la maturité, la vigueur. » Il en est de même pour le tact que pour la vue, les corps anguleux étant rudes au toucher autant que les corps arrondis sont doux et maniables. Et l’idée que nous y attachons est si permanente, si fixe, qu’il nous suffit d’apercevoir un corps ou un être quelconque pour conclure de ses formes à ses qualités physiques. Or, ces qualités elles-mêmes sont liées aux qualités de l’esprit par une étroite analogie qui a son expression dans toutes les langues. Tous les peuples artistes appliquent aux formes physiques ces épithètes morales : hardie, franche, fière, ou bien : timide, lâche, incertaine. Il y a donc dans le dessin des contours et des surfaces quelque chose qui semble couvrir une intention, un dessein de la nature, j’allais dire une pensée. Intelligence aveugle et muette, la nature ne peut s’exprimer que par des formes matérielles. C’est à l’esprit de l’homme qu’il appartient de nommer ce que la nature lui montre, et d’évoquer ainsi les pensées dont elle contient le germe obscur, en leur donnant une forme morale qui est la parole.

Cependant, si les lignes droites et les angles expriment naturellement dans le moindre objet la force, l’énergie, la résistance, la durée, combien l’expression va devenir frappante si les lignes se continuent, si les surfaces s’étendent et se prolongent, si les formes grandissent, sous le même angle, dans une création de l’architecture ! Tout alors y sera grand ; le soleil éclairant des surfaces simples et prolongées, unies et vastes, y étendra de grandes nappes de lumière. Brusquement arrêtée par les angles, l’ombre à son tour se répandra sur les surfaces opposées aussi largement que le clair. Par la continuité des ligues, ce qui est massif paraîtra énorme, ce qui est grand paraîtra immense, et saisissant d’un seul coup l’ensemble du spectacle, l’esprit recevra cette impression sublime que lui font ailleurs les plaines sans fin de l’Océan, l’uniformité solennelle du désert… Cela est si vrai que l’architecte a pu quelquefois, par un merveilleux mensonge de son art, imprimer à des édifices d’une dimension médiocre un caractère de grandeur qui trompe le regard, grâce à la complicité de l’esprit. Ainsi, dans le royaume de Naples, les temples de Pœstum, bien que petits relativement aux colossales constructions de l’Égypte et de la Sicile, empruntent une indicible majesté, non seulement de leurs proportions massives et de leur élévation au mi-