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AU LECTEUR.

Chose étrange ! la France, qui compte en ce moment dans son sein les plus habiles artistes du monde, est, en ce qui touche la connaissance de l’art, une des nations les plus arriérées de l’Europe, elle si renommée, toutefois, pour la finesse de son jugement et pour la souveraineté de son goût. En Angleterre, les livres qui traitent des arts et du beau sont connus de toute personne bien élevée. Dames et demoiselles ont lu, soit dans les originaux, soit dans les innombrables revues qui en rendent compte, les écrits de Burke, de Hume, de Reid, de Price, d’Alison, l’ingénieuse Analyse de Hogarth et les graves Discours de Reynolds. En Allemagne, les idées les plus abstraites, en matière d’art, sont familières à un public immense d’étudiants. Cette science du beau, ou, si l’on veut, cette philosophie du sentiment que Baumgarten appela l’esthétique, était enseignée avec beaucoup d’importance et d’éclat dans les universités allemandes presque un siècle avant qu’une chaire d’esthétique fût fondée au Collège de France, où elle ne date que de trois ans. Les hautes spéculations de Kant sur le sublime, les strophes de Schiller sur l’idéal, les fins aperçus et les paradoxes humoristiques de Jean-Paul, les idées de Mendelssohn, la polémique entre Lessing et Winckelmann, les profonds discours de Schelling, les grandes leçons de Hégel, tout cela est su, compris et discuté au delà du Rhin, par d’innombrables adeptes. À Genève, où il y a aussi des professeurs d’esthétique, les Réflexions de Toppfer et les Études de M. Pictet sont beaucoup plus connues que ne le sont en France les pages éloquentes et lumineuses de Lamennais et de Cousin.

Ici, au contraire, tandis que l’art est vivant, qu’il entre partout, qu’il attire, intéresse et convertit tout le monde, la faculté de juger les œuvres de la statuaire ou de la peinture semble complètement étrangère à notre public. De toutes parts s’ouvrent des Salons officiels et des Expositions privées, où se précipite une multitude sans idées, sans lumières, et qui, faute d’un rudiment, donne tête baissée dans un déluge d’erreurs. Chaque jour, au milieu de ce Paris qui se croit une nouvelle Athènes, nous voyons des personnages de distinction, des Lucullus naturalisés, des millionnaires et des gens d’esprit, entrer à l’hôtel Drouot comme pour y donner publiquement le spectacle des hérésies les plus monstrueuses, illustrer aujourd’hui un caprice que mille badauds imiteront demain, et enchérir jusqu’au scandale les paravents, les chiffons ou les poupées d’un peintre de septième ordre, alors que les grands maîtres, les augustes souverains de l’art sont marchandés honteusement, et passent la frontière, ne pouvant soutenir la concurrence que leur fait un joli bâtard de Watteau. De sorte que la France du xixe siècle présente cette incroyable anomalie d’une nation intelligente qui fait profession d’adorer les arts, mais qui n’en sait ni les principes, ni la langue, ni l’histoire, ni la vraie dignité, ni la véritable grâce.

Ce désordre moral tient à l’éducation que nous recevons au collège. La