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DE L’IMITATION ET DU STYLE.

plus horrible que ces spectres ; rien de plus faux que cette parfaite ressemblance. Et pourquoi ? Parce que nous sommes secrètement avertis que l’idée est le seul principe vivant dans les êtres, et que partout où elle est absente, il n’y a que des fantômes, de vaines ombres.

Je suppose que Van Dyck eût représenté ces mêmes personnages ; ils ne seraient animés qu’à la surface, mais ils seraient vivants parce que la pensée dominerait dans leur effigie, et que leur portrait semblerait dire : « Je pense, donc je vis. » Loin de se borner à une copie exacte de la réalité, l’art doit pénétrer l’esprit des choses, il doit évoquer l’âme de ses héros. Il peut alors non seulement rivaliser avec la nature, mais la surpasser. Quelle est, en effet, la supériorité de la nature ? C’est la vie qui anime toutes ses formes. Mais l’homme possède un trésor que la nature ne possède point : la pensée. Or la pensée est plus encore que la vie, car c’est la vie à sa plus haute puissance, la vie dans sa gloire. L’homme peut donc lutter avec la nature en manifestant la pensée dans les formes de l’art, comme la nature manifeste la vie dans les siennes. En ce sens, le philosophe Hégel a pu dire que les créations de l’art étaient plus vraies encore que les phénomènes du monde physique et les réalités de l’histoire.

L’histoire, disons-nous : c’est elle qui va nous offrir ici un exemple frappant. Tout homme intelligent l’a remarqué : les événements mémorables sont plus vrais dans les livres d’un Tacite ou d’un Tite-Live qu’ils ne le seraient dans la bouche de ceux-là mêmes qui furent témoins des événements racontés. L’historien de nos jours connaîtra mieux telle séance de la Convention que les représentants qui furent mêlés à ses débats tragiques ; il connaîtra mieux telle bataille de l’empire que les officiers qui prirent part au combat. Débrouillant, épurant les faits, l’historien voit l’ensemble de l’événement, le plan de la bataille ; il démêle les intentions qui ont dirigé tous les mouvements, il connaît la pensée qui a plané sur ces grands drames, tandis que les acteurs n’en connaissent guère que les accidents et les coups. Devenu artiste à sa manière, l’écrivain distingue les détails caractéristiques et les apparences illusoires ; il saisit et met en lumière ce qu’il y a de plus significatif dans les circonstances, et il arrive ainsi à posséder une grande vérité, plus claire, plus élevée et plus vivante que les petites vérités dont se composait la réalité même.

Mais l’historien n’agit que par l’intelligence ; il fait taire ses sympathies ou il en modère l expression : l’artiste, au contraire, accomplit son œuvre par toutes les puissances de l’esprit et du sentiment ; il y compromet son cœur. Aussi choisit-il dans son imitation ce qui peut exprimer sa personnalité tout entière, c’est-à-dire qu’il imite la nature, non pas précisément comme elle est, elle, mais comme il est lui. De là naissent les différents caractères de l’art, ce qu’on nomme les divers styles.

Une femme a passé dans les rues de Rome : Michel-Ange l’a vue et il