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GRAMMAIRE DES ARTS DU DESSIN.

En sculpture, le dessin est tout, car le statuaire peut se passer de couleur, et cet élément est si étranger à son art, qu’il est dangereux, ainsi que nous le verrons, à moins d’y jouer un rôle tout à fait accessoire.

En peinture, c’est autre chose. La couleur y est essentielle, bien qu’elle occupe le second rang. L’union du dessin et de la couleur est nécessaire pour engendrer la peinture, comme l’union de l’homme et de la femme pour engendrer l’humanité ; mais il faut que le dessin conserve sa prépondérance sur la couleur. S’il en est autrement, la peinture court à sa ruine ; elle sera perdue par la couleur comme l’humanité fut perdue par Ève.

La supériorité du dessin sur la couleur est écrite dans les lois mêmes de la nature ; elle a voulu, en effet, que les objets nous fussent connus par ce qui les dessine et non par ce qui les colore. Un grand nombre d’objets inanimés ou vivants ont la même couleur, tandis qu’il n’en est pas deux qui aient exactement la même forme. Si je plonge mes regards dans les profondeurs du désert, et que je voie s’avancer un ton fauve, je puis croire également que c’est un lion ou une autre bête qui vient à moi ; mais, dès que j’aperçois une crinière, c’est un lion.

Des milliers d’hommes ont le même teint, mais chacun d’eux projette sur l’horizon une silhouette particulière. Tous les nègres sont noirs, comment les distinguer autrement que par les proportions de leurs membres, la hauteur de leur taille ou les lignes de leur démarche ? La nature s’est donc servie du dessin pour définir les objets, et de la couleur pour les nuancer. Je suppose que le peintre étende sur sa toile le ton juste de la chair humaine : ce ton ne nous donnera point l’idée de l’homme, tandis qu’il suffira des plus grossiers contours pour nous rappeler cette idée. On voit même le dessin devenir expressif sans le secours de la couleur, au point de la suppléer en l’indiquant. « Les premiers peintres de l’antiquité, dit Philostrate (dans la Vie d’Apollonius), ont peint avec une seule couleur, et rien n’empêche qu’on distingue dans de pareilles peintures les formes, les caractères, les passions. Si vous faites le portrait d’un nègre avec un crayon blanc, le trait ne laissera pas, il est vrai, de paraître blanc aux spectateurs ; mais les formes de son nez aplati, de ses cheveux crépus, de ses joues saillantes, de ses lèvres épaisses, le noirciront suffisamment à leurs yeux. »

Le dessin a cet autre avantage sur la couleur, que celle-ci est relative, tandis que la forme est absolue. Les couleurs varient suivant le milieu où elles se trouvent ; elles sont modifiées par tout ce qui les environne. Ainsi le rose, à côté d’un rouge violent, paraîtra gris ; un ton n’est pas dans l’ombre ce qu’il était à la lumière ; telle draperie qui est bleue le jour deviendra verte le soir. Il n’en est pas de même de la forme, qui conserve son caractère, quels que soient le lieu et le moment où on la regarde.

Le mot dessin a deux significations. Dessiner un objet, c’est le représenter avec des traits, des clairs et des ombres. Dessiner un tableau, un édifice, un groupe, c’est y exprimer sa pensée. Voilà pourquoi nos pères