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la loi qui devient la nature même. C’est l’État qui est le grand cœur paternel, toujours sûr, toujours égal à lui-même, toujours animé, envers les membres d’une même famille, d’une même tendresse. C’est l’État qui substitue l’inflexible égalité de sa tendresse impartiale à l’affection souvent déréglée, partiale, égoïste, du père ou de la mère. C’est une haute et ferme sensibilité collective qui intervient pour prévenir tous les écarts des sensibilités individuelles, toutes les défaillances ou toutes les partialités des affections particulières.

Ainsi, les affections naturelles sont en quelque sorte transportées dans une autre sphère, dans la sphère de l’État. Ce n’est pas la socialisation de la propriété, puisque l’État n’en retire la disposition à l’individu que pour mieux l’assurer à la famille. Mais c’est la socialisation des devoirs de famille, des affections de famille, puisque l’État se substitue au père pour remplir envers les enfants, par le partage égal de la fortune, le devoir d’égale tendresse que peut-être le père, prévenu, orgueilleux ou étrangement avare, ne remplirait pas. Proclamer le droit de la nature et transférer à la société l’exercice de ce droit, c’est une des plus hardies transpositions de la nature humaine en droit social, de la sensibilité individuelle en sensibilité sociale, qui se puisse imaginer.