Page:Charles de Brosses - Lettres familières écrites d’Italie - ed Poulet-Malassis 1858.djvu/254

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qu’il avoit arrêté tous les chevaux, ettous ceux des postes au-delà, qu’on lui avoit amenés en relais ; il fallut encore avoir la douleur d’entendre qu’il occupoit par lui, ou par sa suite, tous les logements de ce méchant trou, et, qui pis est, qu’il avoit dissipé tous les vivres, sans en excepter une miette de pain. Nous voilà donc pendant une demi-heure au milieu de la rue, sans pouvoir avancer ni reculer, dans l’état pitoj’able que vous voyez. Notre sort ne pouvoit être plus déplorable ; la fortune nous tonoit au plus bas de sa roue, et par la vicissitude des choses humaines, notre situation ne pouvoit plus que devenir meilleure ; et en effet le devint-elle bientôt. Le premier astre qui brilla à nos yeux dans cette tempête fut un frère capucin, qui, touché de nos misères, nous offrit de faire étendre des matelas pour coucher dans sa cellule ; ensuite vint un paysan qui nous dit qu’il lui restoit une cave où il pourroit faire du feu pour nous sécher ; mais tous ces faibles lénitifs n’apaisoient point les cris de mon estomac. Je pris donc la résolution de monter dans l’auberge où soupoit le prince, pour lui demander s’il auroit bien la cruauté de me voir mourir de faim, tandis qu’il faisoit si bonne chère. Audessus de l’escalier, je fis rencontre d’un laquais, ou plutôt d’un ange tutélaire, à qui je dis que j’étois un pauvre gentilhomme savoyard qui n’avoit pas mangé depuis huit jours, et que s’il pouvoit me procurer le reste des assiettes, j’en conserverois une reconnaissance éternelle. Ce disant, je lui glissai un demi-louis dans la main. Mon homme partit comme un trait ; je le suivis du coin de l’œil jusqu’auprès de la table. Vous n’avez jamais vu de laquais si agile à desservir les plats, ni si officieux pour le maître-d’hôtel. Je le vis revenir à moi, chargé d’une entrée excellente et presque entière, de quatre pains et d’une grosse bouteille ; le tout fut conduit au plus vite dans notre cave, où l’honnête laquais fit jusqu’à six voyages, toujours chargé d’un nouveau plat. Nous fîmes un souper de roi, et, pour surcroît de bonne fortune, on vint sur la fin nous avertir que les cuisiniers de monseigneur, qui dévoient faire le dîner pour le lendemain, venoient de se lever et de partir, et que, si nous voulions leurs lits, la place étoit toute chaude. Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois ; le capucin en fut pour ses préparatifs, et nous allâmes attendre tranquillement que les chevaux fussent en état de nous mener.