Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/149

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titre, à telle condition que vous auriez voulu ; je n’aurais été connue que de vous, vous auriez pu vous marier, j’aurais servi votre femme et vos enfants, et je me serais enorgueillie d’être si complétement votre esclave, de tout faire et de tout souffrir pour vous. Mais moi, que puis-je faire ? Que puis-je offrir ? Connue et avilie, je ne puis devenir ni votre égale ni votre servante. Vous voyez que j’ai pensé à tout ; depuis si longtemps je ne pense qu’à vous aimer, au malheur et au plaisir de vous aimer. Mille fois j’ai voulu me soustraire à tous les maux que je prévois ; mais qui peut échapper à sa destinée ? Du moins, en vous disant combien je vous aime, me suis-je donné un moment de bonheur. — Ne prévoyons point de maux, lui dis-je, pour moi je ne prévois rien ; je vous vois, vous m’aimez. Le présent est trop délicieux pour que je puisse me tourmenter de l’avenir. Et, en lui parlant, je la serrais dans mes bras. Elle s’en arracha. — Je ne parlerai donc plus de l’avenir, dit-elle : je ne saurais me résoudre à tourmenter ce que j’aime. Allez à présent, laissez-moi reprendre mes esprits ; et vous, réfléchissez à vous et à moi : peut-être serez-vous plus sage que moi, et ne voudrez-vous pas vous engager dans une liaison qui promet si peu de bonheur. Croire que vous pourrez toujours me quitter et ne pas être malheureux, ce serait vous tromper vous-même ; mais aujourd’hui vous pouvez me quitter sans être cruel. Je ne m’en consolerai point, mais vous n’aurez aucun reproche à vous faire. Votre santé est rétablie, vous pouvez quitter cet endroit. Si vous revenez demain, ce sera me dire que vous avez accepté mon cœur, et vous ne pourrez plus, sans éprouver des remords, me rendre tout-à-fait malheureuse. Pensez-y, dit-elle en me serrant la main, encore une fois vous pouvez partir, votre santé est rétablie. — Oui, dis-je, mais c’est à vous que je la dois. Et je m’en allai.

Je ne délibérai, ni ne balançai, ni ne combattis, et