Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/232

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mon père, me peignait son mécontentement de ce que je n’avais point d’état, ses inquiétudes sur l’avenir, et me rappelait ses soins pour mon bonheur et l’intérêt qu’il y mettait. Je me représentai, moi, pauvre diable, ayant manqué dans tous mes projets, plus ennuyé, plus malheureux, plus fatigué que jamais de ma triste vie. Je me figurai ce pauvre père trompé dans toutes ses espérances, n’ayant pour consolation dans sa vieillesse qu’un homme aux yeux duquel, à vingt ans, tout était décoloré, sans activité, sans énergie, sans désirs, ayant le morne silence de la passion concentrée sans se livrer aux élans de l’espérance qui nous raniment et nous donnent de nouvelles forces.

« J’étais abattu ; je souffrais, je pleurais. Si j’avais eu là mon consolant opium, c’eût été le bon moment pour achever en l’honneur de l’ennui le sacrifice manqué par l’amour[1].

« Une idée folle me vint ; je me dis : Partons, vivons seul, ne faisons plus le malheur d’un père ni l’ennui de personne. Ma tête était montée : je ramasse à la hâte trois chemises et quelques bas, et je pars sans autre habit, veste, culotte ou mouchoir, que ceux que j’avais sur moi. Il était minuit. J’allai vers un de mes amis dans un hôtel. Je m’y fis donner un lit. J’y dormis d’un sommeil pesant, d’un sommeil affreux jusqu’à onze heures. L’image

  1. Quelque temps auparavant, Benjamin Constant, contrarié dans une inclination, avait eu quelque velléité de suicide. Il en reparlera plus tard, il en reparlera sans cesse. C’est la même scène qui se renouvellera bien des fois dans sa vie, et qui, toujours commencée au tragique, se terminera toujours en ironie. — « Il avait l’habitude des menaces violentes sur lui-même, me dit quelqu’un qui l’a bien connu : il menaçait de se tuer, de se couper la gorge. Il fit ainsi auprès de madame de ***, à l’origine de leur liaison ; il tenta ce même moyen auprès de madame *** (1815) ; ou plutôt ce n’était pas chez lui calcul, mais violence fébrile et nerveuse. Une jeune enfant, qui se trouvait présente à certaines de ses visites, disait quelquefois lorsqu’il sortait : « Oh ! ma tante, comme ce monsieur-là est malade aujourd’hui ! »