Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/146

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sent pas respectée, si ses parents ou ses amis m’avaient repoussée, ou que je les eusse fuis, il se serait brouillé avec tout le monde. Les gens qui venaient chez lui s’étaient si bien accoutumés à moi, que souvent, sans y penser, ils disaient devant moi les choses les plus offensantes. Mille fois j’ai fait signe à milord en souriant de les laisser dire ; tantôt j’étais bien aise qu’on oubliât ce que j’étais, tantôt flattée qu’on me regardât comme une exception parmi celles de ma sorte, et en effet ce qu’on disait de leur effronterie, de leur manége, de leur avidité ne me regardait assurément pas. — Pourquoi ne vous a-t-il pas épousée ? lui demandai-je. — Il ne m’en a parlé qu’une seule fois, me répondit-elle ; alors il me dit : Le mariage entre nous ne serait qu’une vaine cérémonie qui n’ajouterait rien à mon respect pour vous, ni à l’inviolable attachement que je vous ai voué ; cependant, si j’avais un trône à vous donner ou seulement une fortune passable, je n’hésiterais pas ; mais je suis presque ruiné, vous êtes beaucoup plus jeune que moi ; que servirait de vous laisser une veuve titrée sans bien ? Ou je connais mal le public, ou celle qui n’a rien gagné à être ma compagne que le plaisir de rendre l’homme qui l’adorait le plus heureux des mortels, en sera plus respectée que celle à qui on laisserait un nom et un titre[1].

Vous êtes étonnée peut-être, madame, de l’exactitude de ma mémoire, ou peut-être me soupçonnerez-vous de suppléer et d’embellir. Ah ! Quand j’aurai achevé de vous faire connaître celle de qui je rapporte les paroles, vous ne le croirez pas, et vous ne serez pas surprise non plus que je me souvienne si bien des premières conversations que nous avons eues ensemble. Depuis quelque temps surtout elles me reviennent avec un détail étonnant ; je vois l’endroit où elle parlait, et je crois l’entendre encore.

  1. Il connaissait mal le public et raisonnait mal.