Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/15

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les soirs… « Quand j’étais jeune, j’ai cent mille fois répété en arpentant le château de Zuylen :

Un esprit mâle et vraiment sage,
Dans le plus invincible ennui,
Dédaigne le triste avantage
De se faire plaindre d’autrui[1].

Je n’ai pas assez oublié ma leçon pour entretenir une Madame R… de moi. A peine puis-je me résoudre à parler à un médecin de mes maux ; et, lorsque je parle à quelqu’un de ma tristesse, il faut que j’y sois, pour ainsi dire, forcée par un excès d’impatience que je pourrais appeler désespoir. Je ne me montre volontairement que par les distractions que je sais encore quelquefois me donner. »

Ce qu’elle était stoïquement à la veille de sa mort, elle tâchait de l’être dès l’âge de quinze ans. Au sortir de l’enfance, vers 1756, elle écrivait ces réflexions attristées et bien mûres à l’un de ses frères mort peu après :

« … L’on vante souvent les avantages de l’amitié, mais quelquefois je doute s’ils sont plus grands que les inconvénients. Quand on a des amis, les uns meurent, les autres souffrent ; il en est d’imprudents, il en est d’infidèles. Leurs maux, leurs fautes nous affligent autant que les nôtres. Leur perte nous accable, leur infidélité nous fait un tort réel, et les bonheurs ne sont point comme les malheurs ; il y en a peu d’imprévus. L’on n’y est pas si sensible. La bonne santé d’un ami ne nous réjouit pas tant que ses maladies nous inquiètent. Sa fortune croît insensiblement, elle peut tomber tout d’un coup, et sa vie ne tient qu’à un fil. Un malentendu, un oubli, une mauvaise humeur peut changer ses sentiments à notre égard ; et combien sur un pareil sujet les moindres re-

  1. Gresset, la Chartreuse.