Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/217

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sont comme de droit naturel, lui enlèvent son voile et sa pudeur de coupable. Ce sentimentalisme raisonné qui la légitime au grand jour précisément par la fatalité de son charme, de sa force et de son malheur, est une de nos prétentions philosophiques les plus étranges. Aussi, tout accompli qu’il soit, et sobre, plus qu’aucun autre roman de madame Sand, de ces réflexions qui précisent les vues de l’auteur en rappelant celui-ci au travers de ses personnages. Leone Leoni est un livre attachant, mais triste, un livre qui trouble et fait peur, un livre plein de prescience ou d’expérience amère et fatale. Qu’espérer, en effet, pour le sort individuel de l’homme, pour l’avenir même de l’humanité, s’il n’y a pas d’autre domination sous le ciel que les instincts passionnés, de plus en plus débarrassés d’entraves ?

» La donnée première a beau être toute pareille dans Manon, il ne ressort pas moins du ton, de la manière et du dénouement de l’abbé Prévost une morale différente ; il tient compte de tout, dans une certaine mesure, en peignant avec un entier abandon les égarements d’un invincible amour. Sa naïveté, d’ailleurs, est plus tendre, plus sensible que la fougue passionnée et l’habile séduction graduée dans Leoni avec un art si merveilleux. Il réussit mieux à rendre tout simplement le lecteur son complice ; et ce reproche, que la conscience lui adresse, est un éloge littéraire qu’il ne faut pas trop regretter d’accorder à un tort involontaire et nécessaire à l’intérêt. L’abbé Prévost n’a point les moyens de madame Sand, l’éclat du style, l’art et la variété des tableaux, la magie pour ainsi dire extérieure qui revêt les personnages de couleurs poétiques et brillantes ; tout son art vient du dedans, d’une chaleur sensible et doucement exprimée, qui donne aux traits du récit et aux figures le coloris de l’âme plutôt que celui du sang. Il est assez difficile d’aimer Leoni, à moins d’excentricité extrême dans les goûts ; il est plus difficile encore de ne pas aimer un peu Manon : c’est tout au plus par curiosité qu’on s’inquiète de l’un, lorsqu’il disparaît ; mais, tout mérité qu’il soit, le sort de l’autre intéresse assez pour qu’on ne consente point à l’abandonner dans son exil. Dès lors elle attache toujours davantage ; il est vrai qu’alors aussi elle s’attendrit : elle se corrige, elle montre des facultés de cœur réelles, quoique tardives : elle fait réparation aux vertus outragées, par le bonheur qu’elle cherche et qu’elle trouve dans ce retour.

» La portée morale de Caliste est de tout autre sorte. Caliste, flétrie par son passé, est une personne telle que, s’il pouvait entrer dans la tête d’une femme raisonnable d’attaquer comme un préjugé les lois éternelles de la pudeur et de l’honneur, on pourrait soupçonner madame de Charrière d’avoir créé ce caractère ravissant tout exprès pour cela. Jamais être mis en dehors de la société ne fut, à une seule tache près expliquée et ensevelie, plus digne du bonheur qui lui est impitoyablement refusé. Mais madame de Charrière, esprit juste et élevé autant que distingué, n’a point voulu toucher le moins du monde aux généralités d’une semblable thèse. En-