Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/218

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traînée par la veine féconde d’un sujet où elle déploie à la fois les ressources d’un art littéraire finement ingénieux et l’élan naturel qui produit les sincères émotions, madame de Charrière semble se prendre avec son lecteur au piège qui laisse échapper lord ***. Caliste est si noble, si humble, elle aime tant, qu’un la voudrait, au rebours de ce qu’on sent pour Leoni, encore plus, encore mieux aimée. On ne pardonne pas à son amant une hésitation juste, une froideur raisonnable, un manque de courage contre l’opinion qui semble devenir une cruelle lâcheté. Mais, au milieu de tout cela pourtant, ce qui reste grandit et subsiste : ce n’est ni la justification du passé de Caliste, ni ses droits comme innocente : c’est l’effroi, c’est l’horreur de l’égoïsme de nature, de race, de vertu même et d’honneur, devant lequel la destinée des autres se brise sans miséricorde ; c’est le respect qu’on doit aux sentiments vrais, n’importe chez qui on les trouve : c’est enfin une émouvante et énergique plainte du faible contre le fort, de l’amour contre les calculs, de la victime contre le meurtrier. Or, il n’y a guère de danger à prêcher ainsi, par le fait, le sacrifice de soi-même et de ses intérêts.

» La vigueur et la passion, dans le roman de madame de Charrière, sont beaucoup plus voilées que dans celui de madame Sand, sans être moins réelles. Caliste a des traits d’une sensibilité contenue, des nuances de la vie de l’âme plus pénétrantes et plus hautes que Manon ou des Grieux : moins de bonhomie, il est vrai, mais plus d’esprit, et surtout, une distinction remarquable et soutenue. Leoni est le roman des jeunes cœurs ardents et des libres imaginations. Manon se glissera partout où la pensée romanesque, simple, tendre, rêveuse, ne reculera pas devant des incidents trop positifs, c’est-à-dire partout ou ont les livres d’amour, dont celui-ci est le naïf et commun chef-d’œuvre. Caliste restera un ouvrage de choix et de goût, général par les émotions qu’il soulève, plus littéraire peut-être que les deux autres par le fini, le mélange exquis de leurs qualités. Même dans ses pages les plus vives, on y sent une touche délicate et savante qui réclame l’examen approfondi pour être complètement appréciée. Dans les tableaux de madame de Charrière rien ne frappe qu’à l’étude, et presque au second regard. Les proportions, la sobriété, la perfection du dessin, l’idée et l’esprit des choses, au lieu de leur matérialité, voilà son talent. Si nous y insistons, c’est que son nom, moins connu que les deux autres, exige cette explication ; c’est que tous ceux qui lisent un roman ont lu Leone Leoni, que les gens qui se piquent de littérature n ignorent point le prix de Manon Lescaut, mais que trop peu de personnes connaissent Caliste.

» Quant au style, en ces trois romans, il est partout à merveille, et ce qu’il devait être : il est la chose même, il se meut avec les objets : abondant et plein d’éclat chez madame Sand ; flexible, candide, touchant et vrai dans l’abbé Prévost : sobre, nerveux, pénétrant et ferme sous la plume virile de madame de Charrière. Lorsque les qualités de premier ordre de cette femme distinguée seront re-