Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/252

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que l’importance de ne pas souffrir. Je sens plus que jamais le néant de tout, combien tout promet et rien ne tient, combien nos forces sont au-dessus de notre destination, et combien cette disproportion doit nous rendre malheureux. Cette idée, que je trouve juste, n’est pas de moi ; elle est d’un Piémontais, homme d’esprit dont j’ai fait la connaissance à la Haye, un chevalier de Revel, envoyé de Sardaigne. Il prétend que Dieu, c’est-à-dire l’auteur de nous et de nos alentours, est mort avant d’avoir fini son ouvrage ; qu’il avait les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens ; qu’il avait déjà mis en œuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir, et qu’au milieu de son travail il est mort ; que tout à présent se trouve fait dans un but qui n’existe plus, et que nous, en particulier, nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée ; nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : Puisque je tourne, j’ai donc un but. Cette idée me paraît la folie la plus spirituelle et la plus profonde que j’aie ouïe, et bien préférable aux folies chrétiennes, musulmanes ou philosophiques, des ier, vii et xviiie siècles de notre ère. Adieu ; dans ma prochaine lettre, nous rirons, malgré nos maux, de l’indignation que témoignent les stathouders et les princes de la révolution française, qu’ils appellent l’effet de la perversité inhérente à l’homme. Dieu les ait en aide ! Adieu, cher et spirituel rouage qui avez le malheur d’être si fort au-dessus de l’horloge dont vous faites partie et que vous dérangez. Sans vanité, c’est aussi un peu mon cas. Adieu. Lundi, je joindrai le billet tel que vous l’exigez. Ne nous reverrons-nous jamais comme en 1787 et 881 »


On a souvent dit de Benjamin Constant que c’était peut--