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NOTICE.

lui ai dit : — Monsieur le comte, mademoiselle ne m’a prié de danser avec elle qu’à votre défaut. Elle trouvera bon, j’en suis sûr, que je vous rende votre place, et peut-être aura-t-elle la bonté de me dédommager. — Non, monsieur, a dit le comte ; vous êtes trop honnête, et cela n’est pas juste : je suis impardonnable de m’être fait attendre ; je suis bien puni, mais je l’ai mérité. — Mademoiselle de La Prise a paru également contente du comte et de moi ; elle lui a promis la quatrième contredanse, et à moi, la cinquième pour mon ami, et la sixième pour moi-même. J’étais bien content : jamais je n’ai dansé avec tant de plaisir. La danse était pour moi, dans ce moment, une chose toute nouvelle ; je lui trouvais un meaning, un esprit que je ne lui avais jamais trouvé : j’aurais volontiers rendu grâce à son inventeur ; je pensais qu’il devait avoir eu de l’âme et une demoiselle de La Prise avec qui danser. C’étaient sans doute de jeunes filles comme celle-ci qui ont donné l’idée des Muses.

« Mademoiselle de La Prise danse gaiement, légèrement et décemment. J’ai vu ici d’autres jeunes filles danser avec encore plus de grâce, et quelques unes avec encore plus d’habileté, mais point qui, à tout prendre, danse aussi agréablement. On en peut dire autant de sa figure ; il y en a de plus belles, de plus éclatantes, mais aucune qui plaise comme la sienne ; il me semble, à voir comme on la regarde, que tous les hommes sont de mon avis. Ce qui me surprend, c’est l’espèce de confiance et même de gaieté qu’elle m’inspire. Il me semblait quelquefois, à ce bal, que nous étions d’anciennes connaissances ; je me demandais quelquefois si nous ne nous étions point vus étant enfants ; il me semblait qu’elle pensait la même chose que moi, et je m’attendais à ce qu’elle allait dire. Tant que je serai content de moi, je voudrais avoir mademoiselle de La Prise pour témoin de toutes mes actions ; mais, quand j’en serai mécontent, ma honte et mon cha-