Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/260

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Rastadt, le 23 (février).

« Un essieu cassé au beau milieu d’une rue me force à rester ici et m’obligera peut-être à y coucher. J’en profite. Le grand papier sur lequel je vous écris me rappelle la longue lettre que je vous écrivais en revenant d’Écosse, et dont vous avez reçu les trois quarts. Que je suis aujourd’hui dans une situation différente ! Alors je voyageais seul, libre comme l’air, à l’abri des persécutions et des conseils, incertain à la vérité si je serais en vie deux jours après, mais sûr, si je vivais, de vous revoir, de retrouver en vous l’indulgente amie qui m’avait consolé, qui avait répandu sur ma pénible manière d’être un charme qui l’adoucissait. J’avais passé trois mois seul, sans voir l’humeur, l’avarice et l’amitié qu’on devrait plutôt appeler la haine, se relevant tour à tour pour me tourmenter ; à présent faible de corps et d’esprit, esclave de père, de parents, de princes, Dieu sait de qui ! je vais chercher un maître, des ennemis, des envieux, et, qui pis est, des ennuyeux, à deux cent cinquante lieues de chez moi : de chez moi ne serait rien ; mais de chez vous ! de chez vous, où j’ai passé deux mois si paisibles, si heureux, malgré les deux ou trois petits nuages qui s’élevaient et se dissipaient tous les jours. J’y avais trouvé le repos, la santé, le bonheur. Le repos et le bonheur sont partis ; la santé, quoique affaiblie par cet exécrable et sot voyage, me reste encore. Mais c’est de tous vos dons celui dont je fais le moins de cas. C’est peu de chose que la santé avec l’ennui, et je donnerais dix ans de santé à Brunswick pour un an de maladie a Colombier.

« Il vient d’arriver une fille française, qu’un Anglais traîne après lui dans une chaise de poste avec trois chiens ; et la fille et ses trois bêtes, l’une en chantant, les autres en aboyant, font un train du diable. L’Anglais est là bien tranquille à la fenêtre, sans paraître se soucier de sa