Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/293

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font, à propos, vos pauvres petits orangers que vous vouliez planter ? l’avez-vous fait ? sont-ils venus ? vivent-ils encore ? Je ne veux pas en planter, moi. Je ne veux rien voir fleurir près de moi. Je veux que tout ce qui m’environne soit triste, languissant, fané[1]… » Il lui dit encore : « Adieu, vous que j’aime autant que je vous aimais, mais qui avez détruit la douceur que je trouvais à vous aimer, et qui m’avez arraché les pauvres restes de bonheur qui me rendaient la vie supportable. » Il cherche pourtant à retrouver ces pauvres restes et à ne pas tout perdre, quoi qu’il en dise. L’aveu lui en échappe à la lettre suivante qui est de sept semaines ou deux mois tout au plus après : « 9 juin 1788. Vous demandez ce que j’ai produit d’effet à la cour : je m’y suis fait quatre ennemis, entre autres deux A. S. (altesses sérénissimesl, par de sottes plaisanteries dans des moments de mauvaise humeur. Je m’y suis fait sept à huit amis, mais de jeunes filles, une bonne et aimable femme, voilà tout. Les circonstances ont changé mon goût : à Paris, je cherchais tous les gens d’un certain âge, parce que je les trouvais instruits et aimables ; ici, les vieux sont ignorants comme les jeunes, et raides de plus. Je me suis jeté sur la jeunesse, et, quoi qu’on die, je ne parle presque plus à des femmes de plus de trente ans. Au fond, quand j’y pense,

    et quelquefois à l’allemand pour relever ses phrases rappelle ce qu’il dit dans Adolphe : « Les idiomes étrangers rajeunissent les pensées et les débarrassent de ces tournures qui les font paraître tour à tour communes et affectées. » Il use abondamment de la recelte. On sent qu’à cette période de sa vie il est entre trois langues, et comme entre trois patries ; il n’a pas encore fait son choix. Cette facilité de recourir familièrement à une langue étrangère, dès qu’elle vous offre un terme à votre convenance, est attrayante, mais elle a son écuell ; il en résulte que, lorsqu’on s’y abandonne, on néglige de faire rendre à une seule langue tout ce qu’elle pourrait donner.

  1. Ces dernières paroles pourraient servir d’épigraphe à Adolphe, qui est, en effet, un livre triste et fané, d’une teinte grise. Je ne veux rien voir fleurir près de moi ! le vœu a été rempli.