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NOTICE.

approchent, heure du souper. « Messieurs, dit M. de La Prise en regardant la pendule, et nonobstant certain geste de sa femme ; messieurs, quand j’étais riche, je ne savais pas laisser les gens me quitter à neuf heures ; je ne l’ai pas même appris depuis que je ne le suis plus ; et, si vous voulez souper avec nous, vous me ferez plaisir. » On reste ; la gaieté s’engage, et madame de La Prise elle-même ne gronde plus.

« A dix heures (c’est Meyer qui raconte), un parent et sa femme sont venus veiller. On a parlé de nouvelles, et on a raconté, entre autres, le mariage d’une jeune personne du pays de Vaud, qui épouse un homme riche et très maussade, tandis qu’elle est passionnément aimée d’un étranger sans fortune, mais plein de mérite et d’esprit. Et l’aime-t-elle ? a dit quelqu’un. On a dit que oui, autant qu’elle en était aimée. — En ce cas-là elle a grand tort, a dit M. de La Prise. — Mais c’est un fort bon parti pour elle, a dit madame, cette fille n’a rien ; que pouvait-elle faire de mieux ?Mendier avec l’autre ! a dit moitié entre ses dents mademoiselle de La Prise, qui ne s’était point mêlée de toute cette conversation. Mendier avec l’autre ! a répété sa mère. Voilà un beau propos pour une jeune fille ! Je crois en vérité que tu es folle !Non, non ; elle n’est pas folle : elle a raison, a dit le père. J’aime cela, moi ! c’est ce que j’avais dans le cœur quand je t’épousai. — Oh bien ! nous fîmes là une belle affaire !Pas absolument mauvaise, dit le père, puisque cette fille en est née.

« Alors mademoiselle de La Prise, qui depuis un moment avait la tête penchée sur son assiette et ses deux mains devant ses yeux, s’est glissée le long d’un tabouret, qui était à moitié sous la table entre elle et son père, et sur lequel il avait les deux jambes, et s’est trouvée à genoux auprès de lui, les mains de son père dans les