Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/332

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est bien. Ayez la bonté de m’écrire. Je ris en voyant que, dans votre pyrrhonisme de théorie et de pratique, votre seule opinion, constante et nette, c’est que je ferais une sottise en me détachant, en vous repoussant. Elle est juste du moins, elle est seule, gardez-la ; je suivrai le conseil qu’elle renferme. Vous ne savez pas si vous feriez une sottise, vous, en faisant ce qui serait une sottise en moi ; à la bonne heure ! c’est que vous ne savez rien de vous. Vous vous étudiez beaucoup, puisque vous dites comme Socrate : Je sais que je ne sais rien. Je trouvais ce matin, en me réveillant et en pensant que nous n’étions plus brouillés, que c’était comme si on m’avait rendu l’usage d’un bras ou d’une jambe. Je tâcherai de ne me plus éclopper ni manchotter. Épargnez-moi, si vous pouvez, les ironies, et pensez, en lisant mes lettres, que je n’en emploie jamais ; que soit c’est soit ; que je ne dis point : Je suis bien aise de voir, quand je suis désespérée de voir, etc., et que l’humilité avec laquelle je parle souvent n’est jamais jouée. Adieu, et revenez.

_______


Dans tout le cours de cette relation avec Benjamin Constant, madame de Charrière eut, on le voit, assez d’occasions de mettre en pratique ce qu’elle a dit d’elle-même dans un portrait où elle s’analyse sous le nom de Zélinde. Il lui était échappé d’écrire une fois qu’elle n’était bonne que par principe, mais « elle en appelle aujourd’hui, ajoute-t-elle, d’un premier jugement qu’elle avait approuvé. Si l’on est bonne quand on pleure sur les malheureux, quand on met un prix infini au bonheur de tout être sensible, quand on sait se sacrifier aux autres, et qu’on ne sacrifie jamais les autres à soi, Zélinde est naturellement bonne et le fut toujours. Mais, s’il ne suffit pas pour cela d’une équité scrupuleuse dans une âme généreuse, compatissante et délicate ; si, pour être bonne, il faut encore dissimuler ses mécontentements et ses dégoûts, se taire quand on a raison, supporter les faiblesses d’autrui, faire oublier à ceux qui ont des torts qu’ils nous affligent, Zélinde souhaite toujours de l’être, et le devient. Son cœur était capable de grands sacrifices : elle a accoutumé son humeur aux petits. Elle cherche à rendre heu-