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LETTRES

Toutes deux cessèrent à sa mort. Mon père fut capitaine au service de Hollande. Il vivait de sa paye et de la dot de ma mère, qui fut de six mille francs. Ma mère, pour le dire en passant, était d’une famille bourgeoise de cette ville, mais si jolie et si aimable, que mon père ne se trouva jamais pauvre ni mal assorti avec elle ; et elle en fut si tendrement aimée, qu’elle mourut de chagrin de sa mort. C’est à elle, non à moi ni à son père, que Cécile ressemble. Puisse-t-elle avoir une vie aussi heureuse, mais plus longue ! puisse même son sort être aussi heureux, dût sa carrière n’être pas plus longue ! Les six mille francs de ma mère ont été tout mon bien. Mon mari avait quatre frères. Son père donna à chacun d’eux dix mille francs quand ils eurent vingt-cinq ans : il en a laissé encore dix mille aux quatre cadets ; le reste à l’aîné avec une terre estimée quatre-vingt mille francs. C’était un homme riche pour ce pays-ci, et qui l’aurait été dans votre province ; mais quand on a cinq fils, et qu’ils ne peuvent devenir ni prêtres ni commerçants, c’est beaucoup de laisser à tous de quoi vivre. La rente de nos vingt-six ou trente-huit mille francs suffit pour nous donner toutes les jouissances que nous désirons ; mais vous voyez qu’on n’épousera pas Cécile pour sa fortune. Il n’a pourtant tenu qu’à moi de la marier… Non, il n’a pas tenu à moi ; je n’aurais pu m’y résoudre, et elle-même n’aurait pas voulu. Il s’agissait d’un jeune ministre son parent du côté de ma mère, d’un petit homme pâle et maigre, choyé, chauffé, caressé par toute sa famille. On le croit, pour quelques mauvais vers, pour quelques froides déclamations, le premier littérateur, le premier génie, le premier orateur de l’Europe. Nous fûmes chez ses parents, ma fille et moi, il y a environ six semaines. Un jeune lord et son gouverneur, qui sont en pension dans cette maison, passèrent la soirée avec nous. Après le goûter, on fit des jeux d’esprit ; ensuite on joua à colin-maillard, ensuite au