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Poppi, Romena, Bibbienne, Porciano, tout le frais Casentin, toute l’enfance de Duccio, tous ses souvenirs étalés dans la douceur matinale ; et, là-bas, c’était la Verne, pareille à la haute poupe d’un vaisseau penché, la Verne, avec ses rochers fendus, et son petit couvent, visible pour l’âme, sinon pour les yeux.

— Ô mon frère ! dit la Pénitente, la contemplation de cette montagne a été mon réconfort depuis vingt ans. Mes pieds ne sont pas dignes de la toucher ; mais, de loin, présente à ma vue, elle me rappelle la grande faveur que le saint Père François m’a faite, par les mains très pures de ses fils. Si tu étais à la Verne, en ce temps-là, tu as connu l’histoire de la femme que les Frères mineurs ont trouvée, un matin, gisante et blessée, comme je t’ai trouvée toi-même. Je suis cette malheureuse qu’on appelait Orsette dans la cité d’Arezzo. Je faisais métier de courtisane, et — vois mon infamie ! — j’osai regarder avec des yeux tout charnels l’un de ces Frères qui portaient, sur une civière de branches, ce corps de boue, cette chair d’iniquité. À peine guérie, j’eus le désir de le revoir, et j’osai me mêler aux pèlerins, monter au couvent, attendre la procession qui sortait de l’église… Mais la grâce de Dieu toucha mon cœur. Je tombai à genoux, en versant des larmes si amères et si douces que le souvenir de ce moment m’attendrit encore ; je passai de la confusion à la honte, de la honte au repentir, de l’amour humain au divin amour. La vie du siècle me fut en abomination. Alors, je distribuai mes biens aux pauvres ; je laissai croire que j’étais partie outre-mer, et je vins ici pour imiter sainte Madeleine dans sa vie pénitente, comme je l’avais imitée dans sa vie voluptueuse. Tu le vois, mon frère, par des chemins opposés, nous arrivons, toi et moi, au même but qui est l’humble contrition, l’espérance et l’amour de Dieu ; et puisque le Seigneur nous a réunis, ce matin, et qu’il nous permet de revoir la sainte montagne, louons-le, bénissons-le, avec toutes ses créatures…

Duccio se prosterna, face contre terre. Il demeura ainsi, longtemps. Quand il se releva, l’Orsette avait disparu et le soleil, ostensoir éblouissant, brillait sur la Verne.


IX

Le Pénitent se fit une cellule dans les rochers. Une fontaine coulait tout auprès où les oiseaux venaient boire, et souvent Duccio parlait à ces bestioles que ses yeux caves et sa barbe démesurée n’effrayaient pas. Il était nu sous un sac de toile que lui avaient donné les moines de Vallombreuse, avec une corde pour ceindre ses reins et un bréviaire pour lire l’office. Un peu de pain noir, des racines, des glands faisaient sa nourriture, l’eau de la fontaine son breuvage, la pierre brute son lit. Il vécut ainsi, mortifiant son âme et sa chair, dans la solitude, sans jamais revoir la Pénitente qui habitait, à cent pieds au-dessus de lui, sans jamais avoir notice d’elle autrement que par la visite du faucon. Les années passèrent qu’il ne mesura point, et il était très vieux quand sonna l’heure de sa délivrance, et qu’il put dire :

« Sois la bienvenue, ma sœur la Mort ! »