Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/120

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Des troupeaux de moutons qu’un berger conduisait comme une armée dans des plaines jaunes et incultes, quelques voyageurs solitaires, loin de répandre la vie sur le chemin, ne servaient qu’à le faire paraître plus triste et plus désert. Ces voyageurs portaient tous une épée à la ceinture ; ils étaient enveloppés dans un manteau et un large chapeau rabattu leur couvrait à demi le visage. Ils saluaient en passant Aben-Hamet, qui ne distinguait dans ce noble salut que le nom de Dieu, de seigneur et de chevalier. Le soir, à la venta, l’Abencerage prenait sa place au milieu des étrangers, sans être importuné de leur curiosité indiscrète. On ne lui parlait point, on ne le questionnait point ; son turban, sa robe, ses armes, n’excitaient aucun mouvement. Puisque Allah avait voulu que les Maures d’Espagne perdissent leur belle patrie, Aben-Hamet ne pouvait s’empêcher d’en estimer les graves conquérants.

Des émotions encore plus vives attendaient l’Abencerage au terme de sa course. Grenade est bâtie au pied de la Sierra Nevada, sur deux hautes collines que sépare une profonde vallée. Les maisons placées sur la pente des coteaux, dans l’enfoncement de la vallée, donnent à la ville l’air et la forme d’une grenade entrouverte, d’où lui est venu son nom. Deux rivières, le Xénil et le Douro, dont l’une roule des paillettes d’or et l’autre des sables d’argent, lavent le pied des collines, se réunissent et serpentent ensuite au milieu d’une plaine charmante appelée la Véga. Cette plaine, que domine Grenade, est couverte de vignes, de grenadiers, de figuiers, de mûriers, d’orangers ; elle est entourée par des montagnes d’une forme et d’une couleur admirables. Un ciel enchanté, un air pur et délicieux, portent dans l’âme une langueur secrète dont le voyageur qui ne fait que passer a même de la peine à se défendre. On sent que dans ce pays les tendres passions auraient promptement étouffé les passions héroïques, si l’amour, pour être véritable, n’avait pas toujours besoin d’être accompagné de la gloire.

Lorsque Aben-Hamet découvrit le faîte des premiers édifices de Grenade, le cœur lui battit avec tant de violence qu’il fut obligé d’arrêter sa mule. Il croisa les bras sur sa poitrine, et, les yeux attachés sur la ville sacrée, il resta muet et immobile. Le guide s’arrêta à son tour, et comme tous les sentiments élevés sont aisément compris d’un Espagnol, il parut touché et devina que le Maure revoyait son ancienne patrie. L’Abencerage rompit enfin le silence.

« Guide, s’écria-t-il, sois heureux ! ne me cache point la vérité, car le calme régnait dans les flots le jour de ta naissance et la lune entrait dans son croissant. Quelles sont ces tours qui brillent comme des étoiles au-dessus d’une verte forêt ?