Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/128

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L’Abencerage ressentait de son côté toute la puissance d’une passion irrésistible : il ne vivait plus que pour Blanca. Il ne s’occupait plus des projets qui l’avaient amené à Grenade ; il lui était facile d’obtenir les éclaircissements qu’il était venu chercher, mais tout autre intérêt que celui de son amour s’était évanoui à ses yeux. Il redoutait même des lumières qui auraient pu apporter des changements dans sa vie. Il ne demandait rien, il ne voulait rien connaître, il se disait : « Que Blanca soit musulmane, qu’elle m’aime, et je la sers jusqu’à mon dernier soupir. »

Aben-Hamet et Blanca, ainsi fixés dans leur résolution, n’attendaient que le moment de se découvrir leurs sentiments. On était alors dans les plus beaux jours de l’année. « Vous n’avez point encore vu l’Alhambra, dit la fille du duc de Santa-Fé à l’Abencerage. Si j’en crois quelques paroles qui vous sont échappées, votre famille est originaire de Grenade. Peut-être serez-vous bien aise de visiter le palais de vos anciens rois ? Je veux moi-même ce soir vous servir de guide. »

Aben-Hamet jura par le prophète que jamais promenade ne pouvait lui être plus agréable.

L’heure fixée pour le pèlerinage de l’Alhambra étant arrivée, la fille de don Rodrigue monta sur une haquenée blanche accoutumée à gravir les rochers comme un chevreuil. Aben-Hamet accompagnait la brillante Espagnole sur un cheval andalou équipé à la manière des Turcs. Dans la course rapide du jeune Maure, sa robe de pourpre s’enflait derrière lui, son sabre recourbé retentissait sur la selle élevée et le vent agitait l’aigrette dont son turban était surmonté. Le peuple, charmé de sa bonne grâce, disait en le regardant passer : « C’est un prince infidèle que dona Blanca va convertir. »

Ils suivirent d’abord une longue rue qui portait encore le nom d’une illustre famille maure ; cette rue aboutissait à l’enceinte extérieure de l’Alhambra. Ils traversèrent ensuite un bois d’ormeaux, arrivèrent à une fontaine, et se trouvèrent bientôt devant l’enceinte intérieure du palais de Boabdil. Dans une muraille flanquée de tours et surmontée de créneaux s’ouvrait une porte appelée la Porte du Jugement. Ils franchirent cette première porte, et s’avancèrent par un chemin étroit qui serpentait entre de hauts murs et des masures à demi ruinées. Ce chemin les conduisit à la place des Algibes, près de laquelle Charles-Quint faisait alors élever un palais. De là, tournant vers le nord, ils s’arrêtèrent dans une cour déserte, au pied d’un mur sans ornements et dégradé par les âges. Aben-Hamet, sautant légèrement à terre, offrit la main à Blanca pour descendre de sa mule. Les serviteurs frappèrent à une porte abandonnée dont l’herbe cachait le seuil : la