Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/41

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soustraire aux maux qui m’attendaient, j’aurais eu presque besoin qu’on s’occupât de mon sommeil et de ma nourriture.

« Ce fut donc vainement qu’après nos courses dans la savane, Atala, se jetant à mes genoux, m’invita de nouveau à la quitter. Je lui protestai que je retournerais seul au camp si elle refusait de me rattacher au pied de mon arbre. Elle fut obligée de me satisfaire, espérant me convaincre une autre fois.

« Le lendemain de cette journée, qui décida du destin de ma vie, on s’arrêta dans une vallée, non loin de Cuscowilla, capitale des Siminoles. Ces Indiens, unis aux Muscogulges, forment avec eux la confédération des Creeks. La fille du pays des palmiers vint me trouver au milieu de la nuit. Elle me conduisit dans une grande forêt de pins, et renouvela ses prières pour m’engager à la fuite. Sans lui répondre, je pris sa main dans ma main, et je forçai cette biche altérée d’errer avec moi dans la forêt. La nuit était délicieuse. Le Génie des airs secouait sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins, et l’on respirait la faible odeur d’ambre qu’exhalaient les crocodiles couchés sous les tamarins des fleuves. La lune brillait au milieu d’un azur sans tache, et sa lumière gris de perle descendait sur la cime indéterminée des forêts. Aucun bruit ne se faisait entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait dans la profondeur des bois : on eût dit que l’âme de la solitude soupirait dans toute l’étendue du désert.

« Nous aperçûmes à travers les arbres un jeune homme qui, tenant à la main un flambeau, ressemblait au Génie du printemps parcourant les forêts pour ranimer la nature ; c’était un amant qui allait s’instruire de son sort à la cabane de sa maîtresse.

« Si la vierge éteint le flambeau, elle accepte les vœux offerts ; si elle se voile sans l’éteindre, elle rejette un époux.

« Le guerrier, en se glissant dans les ombres, chantait à demi-voix ces paroles :

« Je devancerai les pas du jour sur le sommet des montagnes, pour chercher ma colombe solitaire parmi les chênes de la forêt.

« J’ai attaché à son cou un collier de porcelaines[1] ; on y voit trois grains rouges pour mon amour, trois violets pour mes craintes, trois bleus pour mes espérances.

« Mila a les yeux d’une hermine et la chevelure légère d’un champ de riz ; sa bouche est un coquillage rose, garni de perles ; ses deux seins sont comme deux petits chevreaux sans tache, nés au même jour, d’une seule mère.

  1. Sorte de coquillage.